Du corps torturé vers le corps sensible

Du corps torturé vers le corps sensible : expérience de la psychopédagogie perceptive par un médecin auprès de personnes victimes de violence politique et torture exilées en France.

Paris, 3 octobre 2021

Un texte de : Dr Agnès Afnaïm

INTRODUCTION

Dans ce texte je présenterai tout d’abord ces patients et des éléments de la clinique des victimes de torture utiles pour comprendre l’intérêt de la psychopédagogie perceptive dans le soin et la prise en charge de ces personnes. En effet, son approche globale et délicate m’a offert des voies de passage adaptées aux personnes que j’avais en face de moi ainsi qu’à ma posture de médecin dans cette situation tout à fait singulière. Enfin, je rendrai compte des bénéfices que j’ai pu constater pour ces patients en les illustrant de quelques vignettes cliniques.

CONTEXTE

Les personnes dont il est question sont les patients du Centre Primo Levi qui est un centre de soin situé à Paris, dévolu aux personnes victimes de violence politique et de tortures.

Lorsque j’ai commencé à y travailler comme médecin généraliste il y a 15 ans, je me suis très rapidement trouvée démunie: démuni d’un savoir particulier sur la torture qui n’est pas enseigné, démuni de la possibilité de procéder à un examen clinique, il était communément admis que on ne pouvait pas toucher ces personnes, encore plus démuni de la prescription d’examen complémentaire et enfin démuni du désir de guérir car on ne guérit pas de la torture. Il n’y a pas de pharmakon propre à guérir la torture.

Je me trouvais bien souvent réduite à « être » en face de ma patiente plutôt qu’à faire « un acte » médical adéquat avec le sentiment net que je faisais de la sous de la pré ou de l’inframédecine et que je ne répondais pas à mon mandat de médecin. Il me faudrait donc effectuer un pas se côté par rapport à ma pratique habituelle et faire bouger le curseur de la technicité vers le prendre soin. En écoutant mes collègues psychologues et kinésithérapeute je compris que le corps pouvait en sa matière manifester un état psychique. j’ai décidé de me mettre en quête d’une thérapeutique manuelle et corporelle globale qui répondrait à ce besoin de concerner le corps et le psychisme . Peu de temps après j’ai découvert l’existence de la fasciathérapie qui m’a semblé pleinement y répondre et décidé, séance tenante, de m’y former. Par la suite, je me suis orientée vers la SPP (Somato-Psychopédagogie®) la même méthode d’accompagnement utilisant la voie somato-psychique, enrichie d’une dimension d’accompagnement au changement.

Nous verrons donc en quoi cela m’a apporté des pistes et des réponses que je souhaite partager ici.

Je vais au préalable présenter les particularités et le fonctionnement du centre Primo Levi puis les patients que nous y recevons, leur tableau clinique et leur vécu.

1- Particularités du Centre Primo Levi

Le Centre Primo Levi, a un mandat est exclusif c’est à dire qu’il y accueille exclusivement des femmes, des mineurs non accompagnés, des enfants et des hommes qui ont été victime de violence politique et de torture. La particularité de ce centre de soin est son orientation psychanalytique ; six psychologues tous psychanalystes y travaillent mais aussi trois médecins deux assistantes sociales une juriste. S’ils et elles ne sont pas psychanalystes, l’écoute et la prise en compte de la parole singulière des usagers est de mise et chacun de sa place est soignant. Il est notoire que l’obtention de l’asile grâce à l’accompagnement juridique a un effet soignant. Retrouver des droits, une légitimité et une reconnaissance sont thérapeutiques.

La pluridisciplinarité est au cœur du projet thérapeutique ; écouter un patient qui n’a pas manger depuis la veille ou lui prescrire des somnifères s’il n’a nulle part où dormir sont des situations banales au centre Primo Levi. La coopération de différents intervenants autour d’un patient permet de mieux comprendre la globalité de sa situation, de trouver des solutions et également de continuer à penser ensemble face aux difficultés et limites que l’on rencontre.

Le médecin reçoit des patients qui en ont fait la demande lors de l’entretien d’accueil ou qui ont été secondairement orienté par le psychologue qui les reçoit. Le médecin ne travaille pas comme dans un cabinet en ville, nous le verrons plus loin. La file active est moins nombreuses et le suivi des patients surtout dans les premiers temps est rapproché, et la rencontre se fait souvent avec la participation d’un interprète ce qui a un effet sur la façon dont la relation s’instaure. La durée moyenne de suivi des patients est de 2 ans, les patients qui continuent d’être suivis des années durant sont généralement ceux qui n’ont pas obtenu l’asile.

La file active du Centre Primo Levi est autour de 300 à 400 patients. Outre le suivi des patients, chaque professionnel du centre est amené à effectuer des formations pour des soignants et intervenants d’autres structures en lien avec l’asile et les effets de la violence politique. C’est dans ce cadre de formation qu’après qq années de pratique discrète de la fascia et de la SPP, j’ai pu pour la première fois de manière officielle présenter cet aspect de mon travail pour qu’il puisse enfin être accepté pleinement au sein du centre puis reconnu dans ses effets et sa pertinence.

2- Qu’est-ce que la torture ?

Avant de vous présenter ces patients victime de torture je vous proposerai une définition de cette dernière. La torture c’est lorsqu’un homme inflige des souffrances physiques et psychologiques à un semblable avec l’intention non pas de tuer mais bien souvent de détruire sa victime et que ces souffrances soient inoubliables.

Ces souffrances sont polymorphes: douleurs provoquées par des coups violents ou répétés, sévices sexuels et autres, insultes, terreur, faim, soif, sursaturation des organes sensoriels, isolement total, privation d’espace, privation de sommeil, maintien prolongé dans des postures insupportables, assister aux tortures d’autres détenus, surtout des proches et aussi ce qui est particulièrement destructeur dans la torture et dont on ne revient pas : la transgression des tabous fondateurs de l’humain. Ce sont des actes d’une barbarie extrême comme le fait d’être contraint à un acte incestueux ou la coprophagie l’anthropophagie etc…c’est un franchissement de la limite du pensable qui exclue irrévocablement je le crains de la communauté humaine.

PROBLEMATISATION

1- Qui sont ces patients et quel est leur vécu ?

Ce sont des personnes qui ont survécu à la torture, tout le monde n’y survit pas. Puis il y a eu le parcours d’exil plus ou moins long, source de violences lui-même et périlleux. Lorsqu’elles arrivent en France elles ont en outre perdu tout ce qui fait une vie: pays, maison, travail, proches, langue, traditions, amis, identité sociale…

Ici, dans le « pays d’accueil » avec de gros guillemets, ce n’est pas terminé. Nombre d’observateurs considèrent que la violence politique se poursuit sous une autre forme bien plus insidieuse mais qui renforce indubitablement les effets des événements traumatiques et le vécu d’indignité. Le sentiment d’être au ban de l’humanité sera maintenu et renforcé aussi bien au niveau symbolique que dans la réalité, par le refus (ce qui est le cas général) du titre de réfugié politique. Les tentatives d’obtention de droit au séjour pour étrangers malades relèvent d’une procédure décisionnelle floue et opaque, et là encore agrémentée du pouvoir discrétionnaire du médecin de l’OFII.(Office français pour l’immigration et l’intégration)

– Déboutés du droit d’asile, privés de droit et sans papier ils sont à la merci d’un contrôle de police qui peut les ramener vers leur enfer, d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français) bref ils continuent de vivre la traque et la peur au quotidien ce qui bien évidemment ne va pas améliorer leur état de santé et notamment la mémoire traumatique.

– Ces personnes pour la plupart ne disent pas de quoi elles souffrent, en effet la torture ne se dit pas volontiers. Pour plusieurs raisons : parce que les patients ne font pas toujours le lien entre le vécu passé de violence et les symptômes actuels, d’autant que les symptômes peuvent apparaître à distance des violences, parfois après un intervalle libre de plusieurs années, à la faveur d’un événement même mineur ce passé se réactive. Ou bien parce que leur état d’effondrement et d’envahissement par les manifestations pathologiques du psycho-traumatisme les mettent hors d’état de faire des liens. Et puis aussi parce la torture ne fait pas parler, elle fait taire, c’est même sa vocation ontologique. Le patient souhaiterait l’oublier, son évocation est pénible, et puis souvent la honte de ce qu’ils ont subi intime le silence. Il y a aussi les mots qui sont galvaudés, et pas faits pour dire cette occurrence extrême du vivre. (Pour Robert Antelme l’auteur de ‘l’espèce humaine’, il était impossible de combler la distance entre les mots dont nous disposons et l’expérience était en train de se dérouler dans le corps des déportés). La torture est une expérience qui se situe en deçà du langage.

Les personnes qui l’ont vécu ont connu l’extrême abandon, celui du sans recours, elles ont aperçu leur propre mort et en découle souvent le sentiment d’être un mort vivant.

Ces vécus extrêmes provoquent l’effroi, mènent à la déréliction, à toucher les limites de la résistance physique et morale qui conduisent parfois à la trahison d’un proche aux lourdes conséquences pour le survivant. Profondément elles ont conçu un savoir particulier, celui de ce dont l’autre, le semblable est capable . La violence politique se distingue d’un acte de barbarie en ceci qu’elle émane d’un collectif qui représente l’état ou y est assimilé ce qui renforce le sentiment chez les victimes de ne plus appartenir à la communauté humaine. De cette expérience résulte une perte de la possibilité même de pouvoir faire confiance à l’autre, le lien social tacite qui repose sur la confiance à priori est entamé, ce qui ne simplifiera pas la rencontre entre le patient et le médecin. Derrière leur silence apparent à l’intérieur c’est un fracas. Les événements violents passés sont hyper-présents dans leur tête, dans leur corps, dans leur vie quotidienne. Même si dans la salle d’attente ce patient-ci ne différera que peu d’un autre triste et fatigué on peut déjà être alerté par son aspect et sa présentation souvent fait d’un mélange de tristesse avec un regard angoissé, épuisé, absent, un corps déshabité, avec une lenteur et une raréfaction de la gestuelle, une perte de la modulation expressive dans l’attitude et la mimique mêlées à une tension, une crispation comme si un danger était à tout instant imminent.

En effet ces personnes victimes de torture et de violence politique présentent dans la majorité des cas des symptômes de PTSD (nbp post traumatic stress disorder, syndrome de stress psycho traumatique en français), qui se manifeste par un trépied symptomatique : hypervigilance, intrusion de la pensée par des reviviscences ou des cauchemars et évitement de situations ou d’objets qui pourraient déclencher des reviviscences. Sans entrer dans le détail de ces manifestations et de leur substratum biologique, il s’agit de manifestations et de mécanismes de défense, plus ou moins conscients et efficaces, contre la mémoire traumatique qui est particulièrement coûteuse pour l’organisme. celle-ci se met en place au moment du vécu des violences extrêmes; face à un risque mortel intrinsèque en raison d’une réponse émotionnelle incoercible, l’organisme produit des neuromédiateurs extrêmement puissants qui coupent toute réponse émotionnelle sur le champ.

C’est la dissociation traumatique : la personne ne ressent plus rien et est comme spectatrice de ce qui est en train de se passer. Il en découle la prévalence d’une mémoire émotionnelle de l’événement figée dans l’amygdale du cerveau limbique. Elle est de ce fait très sensible et prête à se redéclencher ultérieurement et éventuellement très à distance de l’événement traumatique à la moindre occasion ; c’est la mémoire traumatique. Elle s’est constituée au détriment d’une mémoire déclarative biographique de l’événement qui est partielle, tronquée, floue, grevée d’erreurs chronologiques. A la faveur d’un détail qui rappelle la scène traumatique, la mémoire traumatique se manifeste par des intrusions de la pensée qui consistent en des reviviscences le jour ou des cauchemars la nuit de parties plus ou moins claires et identifiables de scènes violentes vues ou vécues. Elles se produisent plusieurs fois dans une journée et nuit après nuit, ramenant la personne dans la scène de violences passées qu’elles revit avec le même sentiment d’effroi que lors de l’événement, et la production des mêmes neuromédiateurs du stress qui inondent son organisme.

L’hypervigilance, un des signe du trépied du PTSD vise à contrôler l’environnement afin d’éviter le déclenchement de reviviscences : c’est un état d’alarme permanent qui s’accompagnent lui aussi de la production importante d’hormones du stress qui ont des effets sur l’organisme en produisant de l’ inflammation, qui fait le lit de pathologies somatiques. Et conjointement sur le plan psychique elle s’accompagnent de troubles cognitifs affectant la mémoire, la concentration.

L’attention, objet de l’hypervigilance, est hyper-focalisée sur des signaux d’alarmes internes et externes qui réquisitionnent la présence au monde. Ainsi dans une sorte d’errance au quotidien ces personnes continuent de vivre sous l’emprise du passé traumatique et perdent le contact avec le fil de leur vie. Sans une intervention thérapeutique la mémoire traumatique peut continuer sans fin. L’image que j’en ai est qu’ elle rive la personne à une instantanéité dépolarisée qui la contraint à revivre indéfiniment l’horreur de ce qu’elle a vécu. Et pour ainsi dire le corps propre de la victime devient un relai biologique des supplices des bourreaux.

2- Quelles sont les difficultés rencontrées par le médecin face à ces patients ?

– Comme je l’ai mentionné d’entrée de jeu le médecin est démuni à plus d’un titre et se voit cantonné face à ses patients, à être plutôt qu’à faire un acte médical. Puis il y a

– Leur silence apparent qui est un empêchement d’adresser à un tiers et d’élaborer leur vécu brut et impartageable. Aussi face à ces patients ‘silenciés’ qui ne disent pas, il importe d’avoir en tête le diagnostic de PTSD. Leur solitude est particulière elle n’est pas celle de l’incompris mais celle dont la dimension du semblable est précaire.

– La confiance, à la base de la relation médecin malade est mise à mal. La rencontre avec le patient est délicate; mais plutôt que d’être bridé dans son acte par ce facteur limitant il importe pour le médecin de l’envisager comme un signe clinique signifiant.

– Qui plus est l’asymétrie de la relation médecin-malade est inversée; ici celui qui sait c’est le patient, le médecin qui n’a jamais fait l’expérience de la torture ne peut rien en savoir et ce savoir du patient tend à l’isoler. Pour continuer d’être soignant le médecin infléchit légèrement sa posture: de la position haute , habituelle, il se retrouve alors dans un vis-à-vis où chacun détient un savoir.

– J’ai été très étonnée de découvrir chez la quasi-totalité de mes patients des plaintes identiques. Quelque soit leur origine, l’histoire traumatique, le milieu socio-culturel, la religion, l’ancienneté des événements ils se plaignaient tous de céphalées et de cauchemars de troubles de la mémoire.

L’aboutissement de la torture laisse un corps ou plutôt un organisme déshabité du plaisir de penser. La torture produit une abrasion du sujet. Il y a une perte de la singularité de l’individu.

Ces considérations m’amenaient à réfléchir à ma place et mon rôle de médecin en quête d’un soin approprié à cette clinique et à ces patients. Je me situais alors à l’inverse de la démarche médicale. Habituellement le médecin reçoit un patient qui présente un symptome sous forme d’une plainte, qui est la rencontre entre un signe et un sujet. Et la démarche médicale consiste à débarrasser la plainte de sa partie subjective pour faire émerger le signe qui permet de poser un diagnostic. Construire un projet thérapeutique répondant à cette clinique devait ici au contraire permettre au patient de retrouver le chemin de la singularité en restaurant des liens multiples attaqués par la torture: – le lien social: celui–ci est doublement attaqué, d’une part la violence politique au pays, puis ici lorsque l’état refuse l’asile et laisse la personne sans droit en marge de la société. Mais également du côté du patient, parce que d’une manière réflexe et involontaire l’organisme est en permanence dans une attitude de protection (en rapport avec l’hypervigilance) qui engendre un repli sur soi au détriment du lien social. Il concerne également

– le lien interpersonnel: la perte de la possibilité de faire confiance à l’autre humain maintient un isolement et un profond sentiment de solitude qui souvent se traduit par la perte d’une parole subjective. – Le lien entre la personne et son propre corps: la dissociation, ses conséquences psychiques, ainsi que les douleurs chroniques dont souffrent ces personnes qui coupent la fibre sensible ( moins sentir pour moins souffrir), produisent un éloignement de soi par des coupures entre des sensations, entre des sensations des perceptions, entre des perceptions et des pensées et entre des pensées.

LA RENCONTRE AVEC LA FASCIATHERAPIE ET LA SOMATO-PSYCHO-PEDAGOGIE

1- Contexte de la rencontre avec les pratiques du Sensible (nbp : les pratiques du Sensible renvoient au corps vécu comme un lieu d’expérience de soi, doté d’une intelligence et délivrant du sens. Le contact avec le corps Sensible est une source de connaissance et d’apprentissage permettant de développer les potentialités humaines. (D’après ‘Fascias, le nouvel organe clé de votre santé.2020 Christian Courraud))

Pour construire ce projet thérapeutique, je cherchais un soin qui me permettrait d’entendre et de comprendre mes patients en deçà du langage, de les rejoindre et de les accompagner à partir de leur corps.

J’étais guidée dans le choix de cette thérapeutique par des considérations qui me semblent directement en lien avec cette clinique de la violence politique:

– La mémoire traumatique concerne à part égale le corps et l’esprit.

– Le toucher est une ressource vitale dans le soin des traumatisés; la peau est richement innervée; elle possède des récepteurs à la pression, à la température et des récepteurs sensibles à la qualité émotionnelle du toucher et à l’intention du toucher. Ainsi la chaleur des mains, dans son double sens propre et figuré (la chaleur humaine) envoie une vague de bien être et ces informations peuvent reconfigurer des circuits neurologiques: le système nerveux autonome restaure une neuroception de sécurité avec la production d’ocytocine, hormone de la sécurité

-Le corps recèle une part de vérité, un savoir qu’il est le seul à détenir, s’adresser à lui devient particulièrement parlant pour ces personnes dont la parole singulière a été ravie par les effets de la torture.

– Le soin se doit d’être aussi humain c’est à dire respectueux, bienveillant et empathique tant dans le toucher manuel que dans l’accompagnement que les violences subies furent inhumaines.

C’est sous ces hospices que se fit ma rencontre avec la fasciathérapie puis la SPP (Somato-Psychopédagogie), qui m’apparut pouvoir répondre à ces prérequis :

– Une qualité de toucher extrêmement fine, précise et très bien tolérée chez ces personnes particulièrement vulnérables (etc) (voir master ED chapitre ccl résultats)

– Une démarche essentiellement somato-psychique (et non psycho-somatique). Elle libère des tensions physiques, psychiques et émotionnelles en sollicitant une force interne d’auto régulation, tandis que le personne est concernée dans sa totalité somato-psychique.

J’envisageais grâce à cette pratique du Sensible de pouvoir donner corps au sens propre, à cette idée du soin qui recrée des liens et qui participerait à la reconquête de la singularité de la personne.

J’ai commencé à m’y former et chemin faisant ces pratiques me sont apparues emblématiques du soin adapté pour ces personnes.

2- Cadre de ma pratique de fasciathérapie et de SPP au centre Primo Levi

Le cadre dans lequel j’ai été amenée depuis une dizaine d’années (?) à proposer et pratiquer des séances de fasciathérapie ou de SPP est celui d’une consultation médicale.

Au cours du suivi, dans une temporalité que je décidais en fonction d’une part de l’état de mon patient et de la possibilité pour lui d’effectuer une séance assis ou couché, (incluant la validité du lien de confiance, la possibilité de se laisser toucher et éventuellement de pouvoir fermer les yeux), et d’autre part de l’attente que j’escomptais de séances, je lui proposai à un moment donné une première séance pour le prochain RDV. Au terme de cette 1ère séance, je le laissais choisir et décider de reprendre ou non RDV. Ainsi certains patients ont effectué une seule séance dans tout leur suivi, alors que d’autres en ont effectué régulièrement pendant 1 an ou 2.

Sur la file active actuelle de 200 patients, environ deux tiers ont bénéficié de séances de fasciathérapie ou de SPP, soit environ 130 personnes. En plus, de ce cadre dans lequel les patients ont bénéficié de séances de thérapie manuelle à proprement parlé, parfois, quand je trouve le moment et l’indication propices, mon geste médical (palpation de l’abdomen par exemple) se prolonge par un toucher de relation et quelques prises manuelles de fasciathérapie, que je commente.

Enfin, j’ai constaté que Les effets et bénéfices observés chez mes patients ne sont pas nécessairement proportionnels au nombre de séances. Parfois une séance unique aura apporté un changement important chez une ou un patient. Chez d’autres, en particulier les patients qui n’ont pas obtenu l’asile, les séances répétitives n’ont me semble t’ il bien souvent qu’un effet suspensif transitoire.

3- Points de vigilance

Malgré les bénéfices incontestables de ces soins que je relaterai plus trad, des écueils m’amenaient à une prudente vigilance concernant ces patients:

– Le premier concerne la possibilité même de pouvoir les toucher il est communément admis que l’on ne peut pas toucher ces patients: En effet pour certains le simple fait d’approcher la main déclenche une douleur: après celle du bourreau toute main est une menace. Pourtant en s’approchant prudemment du patient assis, en habituant son corps à une proximité en lui parlant doucement près de l’oreille en guise de contact préalable au toucher de relation, je peux poser mes mains dans son dos, concerner sa peau et constater à quel point son corps a soif d’être touché avec bienveillance.

– L’autre écueil est le déclenchement de reviviscence lors d’une séance d’accompagnement manuel. Les fascias sont par excellence les tissus qui emmagasinent de l’information en particulier la mémoire émotionnelle, notamment en raison de récepteurs des fascias connectés à l’amygdale. Mais grâce à la potentialité inhérente au mouvement interne qui est au cœur de l’effet thérapeutique de cette méthode et à une vigilance accrue je pouvais traiter ces patients.

– Enfin, ce toucher de l’intime du corps peut être vécu sur le mode intrusif et persécutif chez des patients qui ont une approche paranoïaque du monde et des autres. (Il est important de pouvoir repérer ces patients et d’adapter paroles, gestes et cadre thérapeutique à ….)(?)

4- Présentation de l’approche manuelle

Tout d’abord quelques mots sur les fascias le chainon manquant de l’anatomie.

Les fascias représentent l’organe le plus vaste du corps. Ils sont ubiquitaires entourant chaque organe (peau muscle os viscères) et les relient entre eux du haut en bas, de la superficie à la profondeur. Ils créent un continuum, socle de notre sentiment d’unité d’individu. Toucher les fascias permet de percevoir à distance des lésions tissulaires. Ce sont les fascias qui confèrent au corps sa forme et qui permettent aux différentes structures anatomiques de glisser les unes sur les autres lors des mouvements volontaires et involontaires.

-les fascias représentent un organe sensoriel. Ils sont affectés par les sensations physiques, l’activité mentale et les émotions. Ils assurent la conduction et la transmission d’informations à travers le corps.

– Les fascias sont constitués de cellules notamment des neurones, de fibres, et d’une substance fondamentale. La consistance de la substance fondamentale peut varier selon l’état du corps et de la personne: stressé elle prend la consistance d’un gel et apaisé, l’état d’une solution, fluide. C’est ce que l’on perçoit sous la main lorsque l’on traite une personne tandis que celle-ci sent les effets de ces changements d’état physiquement et psychiquement.

– Les fascias ont de nombreux capteurs sensoriels, ils sont abondamment innervés par différents systèmes qui leur confèrent de multiples effets et font de la fasciathérapie un ressort pour la santé. Entre autre par le système nerveux autonome garant de l’homéostasie, grâce à une innervation interoceptive (des viscères) extrêmement riche qui nous renseigne de manière automatique et inconsciente sur l’état de notre corps notamment sur le niveau de sécurité. Elle est afférente c’est à dire de la périphérie, des organes vers le snc. Dans notre vie quotidienne l’interoception est très pauvre et n’atteint notre conscience que si l’émotion atteint un certain seuil.

– Une grande partie des neurones des fascias sont connectés à l’insula qui est une structure du système nerveux central à l’origine de la conscience de soi. Elle permet par exemple de relier une expérience perceptive de soi à une émotion signifiante. Ainsi la pratique du Sensible amène la personne à découvrir une conscience de soi corporèïsée, à partir d’une expérience perceptive émanant de son corps. Et progressivement au fil des séances le rapport perceptif entre la personne et son corps s’enrichit et s’affine et une identité corporelle s’instaure (une identité qui sort du discours). Notre corps devient un interlocuteur qui nous renseigne sur la façon dont nous sommes affectés par des événements.

-Les fascias ont également des récepteurs connectés à l’amygdale. Ils sont par excellence les tissus qui emmagasinent de l’information en particulier la mémoire émotionnelle ce qui notamment en fait le substrat de la mémoire du corps. La mémoire corporelle s’inscrit via les fascias dans les structures neuromusculaires, par la répétition et le maintien de crispations, de restriction, de retenues, de douleurs qui entretiennent des boucles entre une émotion et un état du corps.

L’approche manuelle de la fasciathérapie et de la SPP utilise un toucher particulier, le toucher de relation. C’est un toucher doux, bienveillant et respectueux qui induit un lien de proximité aussi bien entre le patient et son corps qu’entre le patient et le thérapeute; Il crée une forme d’empathie corporelle. Ce toucher qui s’appuie sur les fascias offre par le jeu de leur continuité un sentiment de concernement qui permet à la personne de se ressentir. Il agit comme un support et un soutien dans lequel le corps (et la personne) s’appuie pour relancer ses capacités d’auto-régulation somatique et psychique. Son interlocuteur dans le corps est le fascia qui fait le trait d’union entre le corps et le psychisme, et plus exactement un mouvement perçu (par le thérapeute et perceptible par le patient) qui est purement subjectif, invisible, il ne crée pas de déplacement; c’est le mouvement interne. C’est un mouvement constant qui anime lentement l’intérieur du corps et met en mouvement les fascias de façon rythmique et permanente. C’est un flux qui manifeste la vie dans le corps. Sa perception est une expérience inédite du vivant en soi. Et la pathologie provoque un arrêt du mouvement interne. Les zones remises en mouvement grâce au mouvement interne redeviennent mobiles, sensibles et conscientes. La sollicitation du mouvement interne est caractéristique de la fasciathérapie selon la méthode Danis Bois.

La fasciathérapie est la pratique du Sensible qu’exercent en général les kinésithérapeutes et les médecins Elle ne se cantonne pas as au geste manuel et la parole accompagne le patient tant pendant le séance de thérapie manuelle qu’au décours de celle-ci. Mais compte tenu de la fragilité des personnes que je traite au Centre Primo Levi et confrontée au risque, en dehors de toute intention, de provoquer des reviviscences pénibles chez mes patients j’éprouvai le besoin d’enrichir ma capacité d’accompagner les personnes et en particulier ce que mon toucher était susceptible de déclencher. Aussi sans me détourner de la fasciathérapie je me suis alors orientée vers la Somato-Psychopédagogie.

5- De l’approche manuelle à la dimension d’accompagnement

En SPP comme en fasciathérapie le traitement manuel aboutit à une réunification somato-psychique. En SPP le corps n’est pas traité pour lui-même mais l’enrichissement du ressenti corporel développe le potentiel intérieur. Le traitement prend en compte la dimension psychique de la personne ; il se prolonge par le déploiement des effets somatiques et psychiques chez la personne, afin de favoriser l’appropriation de l’expérience vécue. L’accompagnement en SPP concerne également la prise en compte de l’évolution, des changements, des prises de conscience et des modifications de représentations qui surviennent chez la personne .

Je ne vais bien évidemment pas faire une présentation exhaustive de la SPP mais tenter d’en présenter des éléments utiles à la compréhension de mon utilisation de cette méthode.

Le patient et le thérapeute cheminent ensemble grâce au cadre extra quotidien qu’aménage le thérapeute. Il inclut une intention partagée avec le patient, une attention aux changements dans le corps, et d’une lenteur de la gestuelle donnant accès à des perceptions qui ne sont pas accessibles dans des conditions ordinaires.

Chaque protagoniste fait 50% du chemin, c’est le corps du patient qui trouve la solution. Ce qui fait une grande variabilité dans les effets manifestes de cette méthode.

Au sortir d’une séance la psychologue me demande de recevoir en urgence sa patiente qui était dans un état commotionnel enfermée dans des pleurs incoercibles, dans une tension maximale de tout le corps le visage caché dans ses mains, elle ne répondait pas à mes paroles, comme si je n’étais pas là. Cette femme était très repliée et quasi mutique depuis des mois dans ses séances avec la psy. Elle est assise, je m’approche d’elle doucement et commence à la traiter délicatement. Et c’est pour ainsi dire elle, son corps qui est venu à mes mains et tout autre chose d’elle s’est alors révélé; elle avait une présence et une puissante vitalité. Elle est vite sortie de son état d’enmurée avec un visage expressif et une fluidité dans les gestes et une voix sonore. Et depuis elle s’est mise à parler en séance avec la psy à la première personne du singulier.

– La Somato-Psychopédagogie est une voie d’accès aux émotions engrammèes dans la matière du corps. Celles-ci peuvent se présenter sous la forme d’une ambiance affective (exemple: la perception d’ un silence sépulcral en traitant le diaphragme d’une femme qui avait eu une enfant mort-né). Elles peuvent également conduire à des immobilités des insensibilités et des inconsciences dans les tissus et également dans la personne, bref à un retrait du vivant. Le corps est fonctionnel mais la fibre sensible est coupée). Le toucher du Sensible peut avoir un impact sur des souvenirs d’événements passés et leurs émotions.

-Au cours d’un relation d’aide manuelle on touche toute la personne, son entièreté, sa globalité, on touche sa « peau psychique », ce toucher la concerne et l’implique alors que d’ordinaire, elle vit éloignée de son corps sans en avoir conscience.

Mes mains se déplacent lentement sur le corps de mon patient vêtu. Ce toucher instaure un dialogue tissulaire entre mes mains et le corps de mon patient, avec des demandes, des attentes et des réponses. Voici comment cela se passe:

Au bout d’un voyage tissulaire là où l’élasticité de la peau et des tissus me permettent d’aller je marque un temps d’arrêt, fécond c’est un Point d’Appui. Il s’agit de la phase statique du traitement où le tissu est maintenu dans un état de tension et de résistance justes afin que le corps mobilise ses ressources somatiques, psychiques et physiologiques. Le Point d’Appui est la pierre de touche de cette méthode. C’est lui qui recèle son pouvoir thérapeutique; Au bout d’un temps de latence apparait une modulation tonique qui évolue sous mes mains; elle a un délai, une intensité, une étendue en surface et dans la profondeur un maximum, puis une résolution qui s’accompagne conjointement de modifications de la matière du corps sous les mains, ainsi que de l’état psychique de la personne. Des immobilités jadis figées par les émotions et le stress sont remises en mouvement. Puis s’ensuit un nouveau voyage tissulaire.

– Les informations sous les mains donnent des indicateurs précis sur la réaction des fascias, ainsi le toucher s’adapte en temps réel. Des zones désensorialisées se réveillent, ce qui amène in fine à une présence à soi.

De mon côté je suis à l’écoute de la vie intime de son corps tandis que mon propre corps fait caisse de résonance à la réaction que produit mon toucher dans une attente et une écoute neutre et active à la fois, prête à réajuster ma prise, la pression de mes mains, d’une pulpe, mon tonus interne, mon intention dans l’immédiateté de la réponse que je perçois et qui va engendrer une nouvelle orientation de ce voyage tissulaire.

Je concentre toute mon attention sur ce que je perçois et qui évolue dans les différentes couches de tissus, dans la matière du corps: une densité fond, une zone de consistance pierreuse et froide devient malléable et chaleureuse etc, tandis que des modulations de l’ambiance affective se découvrent: apparaît de la légèreté, une douceur émouvante, de la joie…

Au PA l’unification du somatique et du psychique implique et concerne davantage la personne créant une motivation immanente à l’endroit de l’expérience en train de se dérouler dans son corps. Il sollicite également la biographie: des souvenirs inscrits dans les fascias peuvent remonter à la conscience en livrant à la personne traitée des vécus, des émotions, des tonalités endormies positives ou négatives.

BIENFAITS DE CES PRATIQUES AUPRES DES PERSONNES VICTIMES

1- Résultats et bénéfices

Dans la 1ère partie de cet article, La présentation du vécu des patients victimes de torture et de leurs tableaux cliniques communs a permis de mettre en exergue différents aspects pathologiques, symptômes et manques à être. Dans cette partie, les bénéfices que j’ai pu constater chez mes patients seront mentionnés en gras.

– Ce toucher qui libère de l’ocytocine, hormone de l’attachement secrété lors de l’accouplement et de l’accouchement, allié à la détente profonde et la conscience corporelle qu’il procure restaure l’assise de la confiance aussi bien en l’autre qui touche qu’en soi, pour ces patients chez qui la confiance avait été ruinée lors des tortures .

– Ce toucher thérapeutique a aussi un effet direct sur les structures anatomiques que l’on traite: il rend compte de lésions au niveau de ces structures en même temps qu’il les régule. Ainsi il peut libérer physiquement des crispations, des tensions, des restrictions, des densifications, des entrappements vasculo nerveux dans des tissus cicatriciels qui retrouvent une meilleure trophicité. La main soulage enfin des douleurs séquellaires qui ne demeurent pas immuables. Ce soulagement est l’opportunité, en filigrane, d’inscrire enfin un passé et un présent ; il instille de la temporalité. Et en même temps il est une épreuve de vérité: la lecture manuelle de ces séquelles invisibles fait office de témoignage de leur histoire violente passée, dans l’espace partagé de la séance face au démenti médical où radios et examens ne disaient rien de ces souffrances et de leur véridicité, ce qui en soi est une souffrance supplémentaire.

Grâce au Point d’Appui, les émotions de terreur et d’effroi inscrites dans la mémoire du corps sont remises en mouvement, la conscience perceptive d’une partie de soi sort de l’oubli et de l’insu. Récupérer de la sorte une partie de soi rend plus vivant. Et le vivant est aussi ramené dans la physiologie et dans les structures anatomiques mieux vascularisées mieux drainées, mieux régulées. Dans la personne la fibre sensible vibre de nouveau.

Le Point d’Appui ancre la présence dans l’ici et maintenant de ce qui est en train de se dérouler chez le patient. Ce qui rééduque chez nos patients leur attention si labile. Et contrairement aux reviviscences qui les ramènent vers le passé le PA les maintient dans le présent.

Pour les personnes qui ont subi un psycho-traumatisme il y a certes le risque de déclencher une reviviscence ce qui nécessite une vigilance particulière, mais j’ai constaté que grâce au mouvement interne, cette force d’auto régulation inhérente au vivant qui se manifeste dans le corps et à la corrélative potentialité humaine, la valence émotionnelle des vécus traumatique passés se dilue, et dans mon expérience cela favorise l’intégration de ces vécus dans la mémoire biographique et de la sorte permet d’apaiser la mémoire traumatique: moins de reviviscences et de cauchemars.

– S’il se produit un changement au décours d’un Point d’Appui, ce n’est pas le thérapeute qui de l’extérieur a appliqué une force mais la personne qui a accepté et son corps qui a produit le changement quand bien même le patient en est inconscient. En ce sens le patient par l’entremise de son corps commence à redevenir sujet.

– Cette écoute manuelle me permet en deça des mots d’entendre la demande silencieuse du corps de la personne, de la comprendre de la rejoindre dans ce lieu intime du corps, le Sensible, lieu sauvage, vierge de toute référence connue, lieu source, invulnérable qui n’a pas été atteint par les ravages de la torture. Cette écoute particulière de ce que la personne n’entend pas nécessairement d’elle-même rompt son isolement profond.

C’est une expérience intime, d’une présence indéfectible, d’une autre secourable celui justement qui les avait abandonné pendant les tortures.

– Retrouver le lieu du Sensible en soi, retrouver le goût de soi est très touchant et bénéfique pour ces personnes pourvu qu’elles sachent que ce n’est pas moi qui produit ce vécu là mais leur corps propre.

-En traitant successivement les différentes parties du corps on refait des liens perceptifs entre elles ; Le corps se réunifie, émerge un sentiment d’unité somato- psychique.

Toucher un être entier pour qu’il retrouve un lieu de lui-même où il n’est pas dissocié. Il recontacte le sentiment d’habiter son corps qu’il peut de nouveau nommer mon corps et ces heureuses retrouvailles ont un effet thérapeutique. Sachant le nombre de patients déboutés du droit d’asile, privés de droits, de patrie, éprouver cette identité corporelle me parait essentielle au sens premier.

  • Chaque séance est une expérience vécue et partagée dans laquelle il y a du commun et non de l’identique chacun la vit singulièrement. La radicale différence de l’état, et des situations des deux protagonistes: le patient étranger exilé malgré lui, victime des ravages de la torture d’un côté et le médecin parisien dans son cabinet de l’autre ne produit pas un éloignement supplémentaire, voire une cassure entre eux mais les ramène à leur plus grand dénominateur commun: deux corps, deux individus en présence interagissant.

Il n’y a plus un sujet du soin et un objet du soin, un agissant et un subissant, un fort et un faible mais 2 sujets en réciprocité: un touchant touché et un touché touchant. Ce rétablissement d’une symétrie, au regard de leur exclusion de la communauté humaine, est à même de recouvrir le sentiment d’indignité si cuisant.

– En s’alliant au geste manuel qui sensorialise la peau et introduit de la conscience dans la chair, les caresses soniques qu’informe le verbe parlé commencent à sculpter et redessiner l’image du corps. Le guidage de l’attention sur ce qui se donne chemin faisant dans le territoire du corps, amène à la conscience des sensations, des perceptions qui alimentent le rapport de la personne à elle-même. Ces nouvelles informations ouvrent à d’autres vécus émanant de son corps et de son for intime apportant de la nouveauté de la diversité et des nuances là où dominaient les douleurs et la peur; elles créent également une motivation immanente, une motivation en soi, et en soi qui parfois est un palliatif fondamental (paradoxalement) devant leur légitime désespoir que ni médicament ni psychothérapie n’endigue. Ce havre cultivé et retrouvé de séance en séance est un répit où retrouver la saveur du vivant en soi.

– Au bout de plusieurs séances quand et si je sens la capacité d’attention plus stable, je peux activer le levier pédagogique de la méthode en sollicitant la participation active du patient. Dans les entretiens qui suivent les séances il est très intéressant quand la langue nous le permet, de déployer l’expérience perceptive vécue sur la table. Trouver les mots pour dire cette toute autre expérience du corps éloignée des sensations et des perceptions ordinaires, et qui se situe en deçà ou au-delà du langage dans une langue étrangère n’est pas évident et nous limite assez souvent.

– En demandant au patient de suivre ce que mon toucher et mes prises produisent et déclenchent, alors il se ressent, il sent qu’il sent, il est dans une posture d’observateur de lui-même il ne bénéficie plus seulement des effets de ce toucher il recommence à faire des liens, des associations entre sensations perceptions pensées; car la sensation transporte en elle les prémices d’une pensée signifiante. par ex une chaleur douce qui ramène un sentiment de confiance immanente, des perceptions inédites: un monsieur qui respirait mal et pensait qu’il était asthmatique m’a dit après une séance: « je sens un immense espace dans ma poitrine comme un paysage de plaine et je respire à plein poumons. Je me rends compte maintenant (par contraste) que l’apaisement de l’angoisse relâche les muscles de mon thorax. »

Dans l’exemple qui suit, la ressensorialisation d’une région du corps (ici le bassin) jadis lieu de sévices, qui regagne le champ de conscience participe à des liens associatifs qui dégagent du sens pour la patiente et pour sa vie, l’aidant à quitter une posture de subissante, d’objet écrasé sous la main du bourreau. Et ceci peut la faire sortir de l’orbe du traumatisme .

– Je reçois depuis qq temps une jeune fille érythréenne. Elle est émaciée vêtue de noir triste repliée sur elle la tête et l’œil bas comme un pigeon blessée quasi mutique. Dans sa chambre d’hôtel elle avait masqué les fenêtres avec des journaux. Elle avait été jetée à demi morte dans un fossé après les tortures et les viols. Nous communiquions dans un anglais approximatif. Après quelques séances elle témoigne de ce qu’elle a ressenti : « l’autre jour je marchais dans la rue et j’ai senti mon bassin mes jambes y étaient solidement ancrés et là j’ai pensé que je pouvais aller où je voulais dans ma vie. » je n’imaginais même pas qu’elle put penser une chose pareil. Actuellement elle est maman de 2 enfants et elle travaille.

Un autre patient a vécu des années de persécution avec des brimades des humiliation des bastonnades puis il a été séquestré et torturé. Il se sentait profondément humilié et cela se lisait dans son attitude. Après nos séances il m’a raconté que pour la 1ere fois en voyant son reflet dans la vitrine du coiffeur il s’était senti grand et fier. Depuis il a écrit son autobiographie

Autre intérêt l’immédiateté de ce qui est en train de se dérouler dans le corps du patient dans le temps présent fait front aux reviviscences qui le captent et le ramènent vers la scène traumatique. S’opère un changement de paradigme qui troque l’instantanéité des reviviscences pour l’immédiateté de l’expérience inédite. (le fait d’être présent au présent). l’impérialisme du traumatisme et des événements violents passés s’estompe.

– Parmi les points de vigilances mentionnés j’ai insisté sur la possibilité de déclencher une reviviscence: j’ai assisté pendant une séance à la confrontation entre l’immédiateté, ce qui est en train de se dérouler dans le corps de la personne et une reviviscence; encore faut-il repérer instantanément avec le changement d’ambiance affective ce qui est en train de se dérouler, ne pas laisser le patient seul, nommer pour lui ce qui se donne dans son corps au fur et à mesure pour y amener sa conscience et arimer sa présence, puis ensuite revenir sur ce qui s’est passé, déployer l’expérience vécue et l’accompagner. Alors le patient est pour la 1ere fois actif, face à ces manifestations dont il était pur objet captif. En voici une illustration

– Le premier patient que j’ai traité n’était plus du tout en capacité de faire face aux exigences du quotidien il oubliait tout au fur et à mesure. Il voulait absolument retrouver la mémoire. Je lui ai proposé sans garantie des séances de SPP. Pendant la 3eme j’ai senti monter une angoisse massive puis elle a disparu. Dans l’entretien qui a suivi la séance il m’a dit que la grande frayeur semblable à celle des reviviscences qu’il a commencé à ressentir l’a ramené à un événement infantile où en insuffisance respiratoire aiguë un taxi brousse le conduisait au dispensaire. Il se sentait partir mais les sanglots de sa mère qui l’appelait lui ont permis de s’accrocher et de rester vivant. Il ajoute: pendant la séance il y avait cette angoisse que je connais mais je savais que c’était vous et votre voix que j’entendais et ça a fait pareil. Elle m’a permis de me raccrocher. Cette fois il a été en quelque sorte victorieux face à la reviviscence qui ne l’a pas submergé car face à cette détresse il n’a pas été seul et a pu faire l’expérience intime, vécue sur le mode perceptif, d’une présence indéfectible, d’un autre secourable, celui justement qui l’avait abandonné pendant les tortures.

Et je pense que ça a été profondément thérapeutique. Ensuite il est encore venu quelques fois. Puis je l’ai revu 1 an plus tard il avait fait une formation dont il était sorti premier et avait un poste de travail à responsabilité. Il prenait encore un peu de médicament il n’était pas guéri mais il a repris le fil de sa vie.

– Conjointement à l’ expérience perceptive de soi et à ses effets psychiques ce toucher a aussi un effet sur la santé des personnes avec la régulation des grands systèmes perturbés par le stress chronique. L’hypervigilance et l’anxiété sont apaisées par la diminution de la sur-sollicitation du système neuro végétatif. Les effets du stress chronique et de ses neuro-médiateurs qui favorisent le développement de pathologies aux conséquences délétères comme HTA, DNID, sont moindres ce qui corrige la fragilité de ces personnes.

– Pour synthétiser je peux dire que le patient traité se sent mieux dans les deux sens : se sentir mieux pour mieux se sentir. La conjonction des 3 niveaux ciblés par cette pratique : l’effet physique et physiologique allié au vécu expérientiel de la séance procure davantage qu’une détente physique, le sentiment de réhabiter son corps, le sentiment d’une globalité unifiante, signifiante, toute chose qui lui permet de se déprendre de son état de victime.

Depuis que je traite des patients à primo Levi j’ai pu constater également plus d’allant et de vitalité, une diminution des cauchemars, une meilleure qualité d’attention avec moins de reviviscences ce qui a permis à certains de retravailler, de faire une formation. Et chez certains des hallucinations envahissantes que des doses massives de neuroleptiques calmaient partiellement se sont estompées.

– Autre intérêt de cette pratique elle nécessite peu de moyens matériels juste des moyens humains comme la présence l’attention, l’intention, elle permet une diminution de la prescription des psychotropes et des antalgiques.

2-Limites de la pratique de la SPP et voies de passage

Mais les écueils que je signalais plus haut font qu’elle n’est pas applicable ‘in extenso’ à tous les patients. Pour certains le fait de ressentir moindrement leur corps est très angoissant.

Toucher le corps même avec l’assentiment convaincu de la patiente, peut malgré tout remettre en mouvement des affects pénibles.

Je reçois depuis quelques semaines une jeune femme. Elle présente maintes manifestations neuro-végétatives gorge serrée, difficulté à respirer, palpitations…elle est tout le temps au bord des larmes et se dit une mère très stressée. Rapidement elle atteste d’un lien de confiance envers moi sur lequel dit-elle, elle peut se reposer. Je lui présente mon travail manuel et lui demande si elle souhaiterait essayer. Elle répond sans hésitation par l’affirmative. Questions d’usage concernant la possibilité d’être allongée, touchée, de fermer les yeux; aucune restriction. Le jour de la 1ere séance je décide d’employer un toucher très léger. Au 1er contact avec son corps je sens immédiatement une enveloppe dure, résistante, ubiquitaire. Moins d’une minute après, cette enveloppe résistante commence à céder sous mon toucher me donnant accès à une mouvance douce, son corps se détend. Immédiatement et paradoxalement son malaise monte je lui demande d’ouvrir les yeux de s’asseoir; de grosses larmes roulent sur ses joues alors qu’elle répète on ne peut pas me toucher immédiatement je revois exactement ce que cet homme m’a fait. Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit avant la séance. Je stoppe la séance et lui explique que cette enveloppe tendue est une protection. Mais c’est également elle qui produit tous ces symptômes gênants. Et alors que son corps aspire à lâcher cette tension coûteuse pour accéder à un état de détente, elle n’est pas prête car plus rien ne la protège d’un danger éventuel. A ma surprise, et malgré l’émotion douloureuse qu’elle revit, elle saisit ce que je lui dis et acquiesce au milieu de ses larmes: ‘oui c’est ça’, cela corrobore son vécu et y met des mots. Je lui explique que cette séance court-circuitée n’est pas un échec; elle nous a appris quelque chose: Que sa volonté ou son désir que ses symptômes disparaissent ne sont pas forcément en adéquation avec là où elle en est. Actuellement cette défense est à respecter car c’est le meilleur compromis que l’intelligence de son corps lui offre. Le fait de faire quelque chose de ce qui s’est vécu sur la table, encore une fois de ne pas être passive mais d’en tirer du sens de comprendre et d’apprendre pour soi de son corps lui a permis de s’apaiser.

Chez certains patients ceux pour lesquels être face à un humain fut il médecin représente une menace l’accès à la profondeur fait effraction et est une intrusion intolérable, il est alors préférable de se cantonner à redonner des contours à ressensorialiser la peau.

Parfois le projet de traitement doit savoir attendre des mois. D’ici là garder en tête cette perspective colore la prise en charge médicale de la tonalité du Sensible. Par exemple le fait de me mettre dans une présence à mon intériorité Sensible lorsque je reçois mon patient me permet de résonner de toute ma matière à ce qu’il émet tant dans son discours parlé que dans son langage non verbal, son attitude, ses gestes, ses soupirs, son tonus postural, ou ses silences. Ainsi altérée grâce à cette écoute depuis le lieu du Sensible, ma réponse en retour émane de ce même lieu, ce qui a un effet sur le patient que je perçois devenir davantage présent et concerné, ce qui en retour exacerbe mon écoute instaurant les prémices d’ une ‘réciprocité actuante’.

CONCLUSION

En tant que médecin pour des personnes torturées, la pratique de la SPP répond aux manifestations du psycho-traumatiques (qui relèvent d’une réaction normale à une situation anormale), en procurant un apaisement du système nerveux autonome et le retour à l’homéostasie avec la diminution des neuromédiateurs du stress, en atténuant leur niveau d’hypervigilance grâce notamment au psycho-tonus. Cette normalisation interne éloigne la prégnance du vécu passé demeuré hyper-présent biologiquement, (affectant leur fonctionnement cognitif, leur attitude à l’égard du monde extérieur); elle leur rend l’usage d’eux même.

Le fait de revivre sur la table, mais intimement dans une relation réelle, l’autre du secours qui jadis leur a tant manqué, adjoint au vécu expérientiel du Sensible, (qui sur une échelle des vécus possibles serait aux antipodes de l’intentionnalité destructrice du bourreau) et à l’émergence de l’aperception du plus grand que soi en soi, leur permet de recouvrer la potentialité évolutive du vivant en soi.

Pour d’autres n’ayant pas obtenu le titre de réfugié, je découvrais qu’à la violence politique destructrice qui se prolonge par le refus de les croire et de les reconnaitre lors du rejet de l’asile de la part de l’état d’accueil, qu’à l’absence de droits, au bannissement de la société humaine à la faillite du monde extérieur, le déploiement du monde interne grâce, à l’instauration d’un rapport au corps Sensible restituait pour ces personnes que j’accompagnais, je le répète un lieu identitaire, un lieu de paix intime où puiser une légitimité inviolable en ce monde, en dépit des états et de leurs iniquités: leur corps.

Pour ma part la pratique de la SPP me rendant plus humaine m’enseigne ce que soigner veut dire. Elle m’est un support inestimable depuis des années face aux récits et aux effets de violences intolérables, face à ce que l’homme fait à l’homme. Elle me donne l’immense joie de permettre à mes patients d’accéder à la plus belle part d’eux-même en eux.

Dr Agnès Afnaïm