Agnès Afnaïm
Dans Mémoires 2016/2 (N° 67), pages 14 à 15
Dans ta pratique au Centre de soins Primo Levi, rencontres-tu des patients que l’on peut considérer comme « fou » ?
La folie est un nom commun mais ce n’est pas un terme spécifiquement médical. Dans ce sens usuel, on peut toujours être considéré comme fou pour quelqu’un ! Mais ce que l’on entend principalement dans ce terme, c’est ce qui se départit d’une norme de comportement, d’attitude, de jugement, de perception…
Par contre, ce à quoi nous sommes particulièrement confrontés au Centre Primo Levi, ce sont des éclosions délirantes ou simplement des hallucinations, mais avec une incidence très importante comparée à la médecine générale. Donc, c’est vraiment en lien et inhérent à cette clinique de la violence extrême, au point que l’on peut dire qu’il existe une porosité entre les structures psychotiques et les structures névrotiques, qui normalement s’excluent mutuellement.
Une des raisons en est que certaines personnes, la majorité des cas après avoir vécu des violences extrêmes, développent un syndrome psychotraumatique avec des reviviscences. Les reviviscences, c’est le fait non pas de se souvenir, mais de revivre une scène de violence passée, une portion, un bout, comme si on y était. Ce que vivent ces personnes, cela peut être une scène explicite, mais aussi des choses beaucoup moins tangibles, comme une sensation physique, une perception sensorielle. Quand cette perception est auditive, comme par exemple l’injonction du bourreau, et qu’elle se répète, cela figure une hallucination. Et quand cela se reproduit maintes fois dans la journée, ces personnes sont de plus en plus en retrait du moment présent et de la réalité. Elles se retrouvent enfermées dans ces vécus passés. Cela en donne pour un tableau psychotique, quelle que soit la structure sous-jacente.
Mais je m’interroge sur la pertinence de cette distinction psychose / névrose. Face à cette clinique, je me demande s’il n’existe pas un continuum entre les deux. Il existe bien des structures psychiques, mais je pense que tout le monde peut avoir des hallucinations, voire un délire. Le fait de basculer ou non est peut-être lié à la solidité de nos assises structurelles ainsi qu’à la pression plus ou moins importante subie ?
Et comment expliquer que certains patients d’une certaine origine ont plus d’hallucinations que d’autres ? Existe-t-il un élément culturel ? Tout ceci mériterait d’être approfondi car ce ne sont que des remarques fondées sur mon expérience pratique.
Si ce sont des épisodes plutôt qu’une structure psychotique, est-ce que cela entraîne le même traitement médicamenteux ?
8Dès lors que ces personnes ont des manifestations très mal vécues qui les pénalisent énormément, oui. Si elles se sentent persécutés par ces idées, par ces paroles, par ces images, par ces scènes, les antipsychotiques peuvent les apaiser. Ces médicaments ont un effet symptomatique, c’est-à-dire qu’ils ne jouent pas sur la structure mais sur les symptômes.
Parmi les patients souffrant d’hallucinations, j’observe souvent une distanciation qui peut se perdre au fil du temps. Alors qu’ils se présentaient au départ en nommant ce qu’ils vivaient « C’est dans ma tête », un jour, ils reviennent et disent, « Je suis en retard parce que quand le métro s’est ouvert, j’ai vu les hommes sanguinaires. Je n’ai pas pu monter parce qu’ils étaient dans le compartiment ». Je ne sais pas si ce sont les reviviscences permanentes qui amènent au délire. Mais ils finissent par perdre le contact avec la réalité du monde au profit de ces manifestations.
Donc, il y a un moment où tout bascule. Mais qu’est-ce qui amène à cela alors que l’évènement traumatique est passé ? Quand ? Comment ? Peut-être qu’à un moment donné les défenses s’épuisent ?
C’est pour cette raison que j’ai recours aux antipsychotiques. Cela permet de calmer la personne même si cela a un effet quasi anesthésiant, écrasant. Un jeune homme à qui j’en ai prescrit m’a dit « ça y est, c’est fini, je ne les ai plus dans ma tête ces idées-là. Sauf que mes paupières sont lourdes. » Mais mine de rien, il ne se sent plus persécuté.
Je tâtonne. Évidemment, je réponds de manière très symptomatique mais je le revendique parce qu’il y a une souffrance qui ne peut être soulagée que par ces médicaments-là. À ce jour, je n’ai pas du tout le sentiment qu’il y ait d’autres moyens qui puissent les soulager. La psychothérapie en parallèle est nécessaire mais demande un temps très long. Or, il est important de soulager les patients souffrant de délires car on ne sait pas s’ils peuvent se mettre en danger. On ne sait pas s’ils vont écouter les injonctions du bourreau qu’ils peuvent revivre et passer à l’acte. En tant que médecin, je ne peux pas le mesurer. Mais une fois qu’ils prennent ces médicaments, ils vont mieux. Les hallucinations disparaissent. Cela permet ensuite de diminuer les doses pour ensuite les arrêter, sans qu’il y ait de besoin de les reprendre ultérieurement. C’est là où on se rend compte que ces personnes n’ont pas nécessairement de structures psychotiques.
Pendant combien de temps laisses-tu ces patients avec un traitement antipsychotique ?
En général, c’est long. Comme leur vie en France pendant la procédure d’asile n’est pas bienveillante, loin s’en faut, tout ce qui pourrait faire remonter l’angoisse légitimement, comme une comparution devant la CNDA, retourner à la préfecture, etc. peut entraîner des dissociations, délier les processus secondaires et faire émerger à nouveau ce qu’ils ont vécu. Donc, ils demeurent fragiles.
Parmi nos patients, ce sont majoritairement des épisodes de délire ?
Il existe des personnes qui, lorsque je les ai rencontrées, étaient très délirantes d’entrée de jeu. Et puis, à un moment donné, elles vont mieux et n’ont plus besoin de traitement. En ce moment, je suis une personne qui va vraiment bien. Mais elle a encore besoin d’un petit médicament. Nous avons choisi de ne pas tout arrêter, qu’il en reste quand même un petit peu. Parce qu’en médecine, par exemple, pour des personnes qui font des dépressions récurrentes, on leur laisse un fond de traitement antidépresseur, même entre deux épisodes. Pour les psychotiques, on essaie de trouver la plus petite dose… Je pense que ce monsieur n’est pas psychotique. Mais pour l’instant, je lui ai laissé et je lui en parle, je pense que ces médicaments ont un petit effet anxiolytique. Il lui arrive de me dire « ha oui, parfois je l’oublie ». Ce qui est bon signe. Pour ces médicaments-là, je préfère. S’il ne le prend pas, au bout de nombreux mois et que ça va, c’est bien.
Est-il possible d’anticiper ce basculement ?
Disons que cela peut s’inférer. Cela se ressent dans le discours où l’on n’est plus dans le dire. Il arrive que j’aie un doute lors d’une consultation. Alors en général, je fais en sorte de voir les patients de manière très rapprochée. Quand je suis inquiète, je peux les suivre plusieurs fois par semaine. Cependant, on ne peut pas prescrire de médicaments avant car on ne sait pas vraiment si la personne va ou non basculer, et le délire éclore. C’est d’autant plus compliqué qu’il y a des personnes authentiquement psychotiques, qui délirent mais qui n’en disent rien.
C’est difficile de se mettre d’accord sur un diagnostic, y compris au sein de l’équipe, psychologues et médecins. Certains patients sont affolés par ce qu’ils ont vécu, mais de là à affirmer qu’ils sont psychotiques… Par exemple, une patiente a vraiment l’air d’une folle, elle part dans tous les sens, elle est très éparpillée. Le psychologue pose un diagnostic de psychose, les antipsychotiques lui ont apporté des effets secondaires sans l’améliorer, lui infligeant des mouvements involontaires brusques (dyskinésie tardive). En revanche, la prise en charge régulière, serrée, à la fois psychologique et médicale, permet d’assister à une régulation de son comportement.
Quel suivi proposes-tu à ces patients ?
Le suivi de ces personnes est plus ou moins long. Parfois il y a des éclosions très brutales qui rentrent dans l’ordre assez rapidement. Dans ce cas, les patients ne supportent plus du tout les traitements. À partir de ce moment, on peut les arrêter en continuant de les voir de temps en temps, en signalant si jamais il y a la moindre chose qui se manifeste.
Il y en a d’autres encore pour qui c’est peu clair. Je garde alors toujours à l’esprit cette possibilité de maintenir un traitement à dose sentinelle sur le long terme. Évidemment, ce qui n’est pas systématique car cela dépend des patients, des situations, des tolérances… Par exemple, j’ai un patient sous traitement, il avait un délire paranoïaque avec intrusion du corps. Je pense que les médicaments ont été efficaces et qu’il ne délirait plus. Sauf que son monde est devenu vide. Il n’avait plus de sens, ce qui était encore moins supportable que son vécu persécutif. Alors, lui, il est psychotique. Le délire avait pour fonction de redonner du sens à la néantisation du monde. Il n’a plus voulu prendre le médicament alors que je voyais qu’il allait mieux mais son vécu interne était devenu intolérable de par ce vide. Il n’était même plus capable de dire quoi que ce soit, de mettre de mots, de s’adresser à l’autre.
Qu’est-ce qu’on pourrait faire de manière préventive ?
Je pratique un toucher thérapeutique qui s’adresse à la vie intime du corps. Il peut avoir une double valence. Pour certains patients, il peut être très intrusif. Par contre, en modifiant ce toucher-là, avec une intention différente, on peut juste donner des limites. Et ça, ça peut être très apaisant. Une présence, des limites, juste en traitant la peau pour redonner des contours, un contenant qui restaure la distinction dedans / dehors, soi / le monde extérieur.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2019
https://doi.org/10.3917/mem.067.0014