Sylvia Romanelli
Published on Opinion Internationale | Nov 13, 2013
Il n’y a en France que cinq centres spécialisés dans la prise en charge et les soins pour les victimes de torture et de violences politiques. Souvent en grande précarité sur un plan financier, ils ne peuvent pas, à eux seuls, faire face à la demande de prise en charge très importante de ce public. Il est nécessaire que les structures de santé de droit commun les prennent également en charge, car compte-tenu du nombre de personnes concernées, il s’agit, comme le dit le Centre Primo Levi, d’un enjeu de santé publique.
« En théorie, le droit à la santé n’est pas lié à une quelconque situation administrative. Qu’une personne soit réfugiée statutaire, en cours de demande d’asile ou sans-papiers, elle doit pouvoir accéder à des soins. Or, dans les faits, la situation est tout autre. » Tel est le constat principal du Livre Blanc du Centre Primo Levi, un rapport qui fait l’état des lieux de la prise en charge des victimes de torture et de violences politiques en France.
A cela on pourrait opposer l’argument selon lequel les « sans-papiers », n’ayant pas « vocation à rester sur le territoire », n’auraient pas le droit à bénéficier de soins. Toutefois, ces personnes ne viennent pas en France pour profiter du système de santé français, mais pour fuir leur pays. La simple non reconnaissance du droit à la santé ne va pas constituer pour eux une raison suffisante pour retourner là d’où ils viennent, où leur sécurité, et parfois leur vie, est en danger.
Et pourtant, fait remarquer Aurélia Malhou, juriste au Centre Primo Levi, « combien de patients suivis au Centre ont été déboutés de leur demande d’asile [c’est à dire que leur demande a été refusée] alors qu’ils avaient été victimes de torture et seront, en cas de renvoi dans leur pays d’origine, de nouveau soumis à des actes de torture prohibés par la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH)? »
La France a ratifié cette Convention, ainsi que la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984. « Ces deux textes, explique Aurélia Malhou, ne contraignent pas les Etats membres à mettre en place des mesures concrètes pour prendre en charge le suivi médico-psychologique des victimes de torture. Ils posent en effet surtout le caractère absolu de la prohibition de la torture et des mauvais traitements. »
Mais deux corollaires découlent de cette prohibition : d’abord la défense d’utiliser des preuves obtenues sous la torture ; et deuxièmement l’interdiction, pour les Etats membres, d’expulser des individus vers des pays où ils seraient exposés à un risque d’être soumis à des actes de torture, comme il peut l’être leur pays d’origine.
La bonne application de la CEDH est contrôlée par la Cour européenne des droits de l’homme, alors que pour la Convention contre la torture, ce rôle est recouvert par le Comité des Nations unies contre la Torture, qui peut condamner certaines pratiques des Etats. « Mais ce n’est pas un tribunal, précise Aurélia Malhou, ses conclusions ne sont pas juridiquement contraignantes. Elles peuvent cependant avoir une influence sur les tribunaux internes de l’Etat partie en question et des effets politiques. » Ce comité peut également demander à un Etat de prendre ou de ne pas prendre certaines mesures pour des cas individuels, par exemple de suspendre la reconduite à la frontière de quelqu’un dont la demande d’asile aurait été refusée, mais « il semblerait que dans la pratique les Etats jouent le jeu, » ajoute t-elle.
Au vu de ces mécanismes internationaux dont la France fait partie, et de l’importance numérique de la population concernée – 30% à minima des quelques 70 000 demandeurs d’asile qui arrivent chaque année en France auraient subi des tortures – le Centre Primo Levi considère la prise en charge de ces victimes comme un enjeu de santé publique.
Toutefois, en France, cette prise en charge est encore insuffisante. Beaucoup de demandeurs d’asile n’ont pas de domicile fixe ou sont hébergés dans des logements précaires et surpeuplés, ne reçoivent pas de soins appropriés et disposent d’allocations mensuelles entre 200 et 330 euros, ce qui n’est pas beaucoup pour vivre, s’habiller, se déplacer et se nourrir.
Cette insuffisance de l’accueil est due en partie à un manque de connaissances et de pratiques établies dans le domaine, ainsi qu’à une carence de moyens.
La précarité financière, signe d’un désintérêt des Etats
Cinq centres seulement, dans toute la France, offrent des soins appropriés aux victimes de torture et de violences politiques. D’autres centres s’adressent plus généralement aux migrants, mais l’offre reste insuffisante, ce qui fait que le délai d’attente dans ces centres varie de trois mois à un an. Par ailleurs ces structures sont le plus souvent dans une situation financière fragile. Le Centre Primo Levi a vu ainsi l’un de ses principaux bailleurs européens disparaître en 2013. D’autres financeurs accusent des retards de paiements de plusieurs années qui mettent ainsi en difficulté des structures disposant de peu de moyens et d’une trésorerie limitée.
Il existe enfin un Fonds des Nations Unies pour les Victimes de la torture, alimenté par les contributions volontaires des Etats, mais il est en baisse depuis des années, un phénomène qui, selon Éléonore Morel, directrice générale du Centre Primo Levi, serait symptomatique du manque d’intérêt vers cette problématique de la part des Etats, qui ont tendance à se concentrer plus sur comment limiter l’immigration que sur comment prendre en charge les migrants. «La France,» ajoute-elle, «ne paye plus sa contribution depuis trois ans maintenant, ce n’est pas à son honneur, elle qui s’est battue pourtant pour la Convention contre la torture. »
Parier sur les structures de santé publique
La meilleure réponse à cette fragilité financière de l’associatif est peut-être dans le renforcement des capacités de prise en charge des structures de santé de droit commun. « Si on arrive à former des personnes du milieu médical, qui peuvent, là où elles se trouvent, reconnaître ces personnes et les traiter, ça permettrait que sur tout le territoire français beaucoup plus de ces patients soient soignés, » nous dit Agnès Afnaïm, médecin au Centre Primo Levi.
Le Centre organise en effet des formations pour renforcer les capacités des professionnels de santé dans le traitement des traumatismes associés à la torture et à la violence politique et dans le travail avec des interprètes professionnels, et pour promouvoir une approche pluridisciplinaire dans la prise en charge de ce type de public ; des conditions qui ne sont pas souvent disponibles dans les structures de santé publique. « Mais ça va se faire dit Sibel Agrali, on a confiance. »
En attendant, les centres comme Primo Levi ne se contentent pas seulement de soigner, comme le souligne Éléonore Morel : « Nous ne pouvons pas recevoir et soigner ces victimes de torture sans rien dire, très tôt les soignants ont éprouvé le besoin de témoigner. C’est aussi le sens du nom que nous avons choisi : celui de Primo Levi. »