Dr Agnès Afnaïm
Paris, Août 2024
Quelques considérations pour situer le contexte et la pertinence de ce choix qui n’est pas une pratique courante pour un médecin généraliste.
La première : la médecine : moderne et actuelle est largement infiltrée par l’idéologie scientiste qui est communément admise et qui n’a guère tendance à être interrogée dans les formations de futurs médecins qui en font des techniciens cognitifs de la santé. C’est une médecine opératoire qui se cantonne à l’organe ou au système malade en éradiquant tout le reste : la personne, sa situation, son vécu, son milieu. Des protocoles thérapeutiques font l’objet d’évaluation qui amènent à définir des recommandations de bonnes pratiques. Avec une visée efficiente. Mais cette modalité du soin médical résout les personnes malades à leur plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire leur pathologie.
Or, deuxième chose, en arrivant au centre Primo Levi pour soigner des personnes victimes de violence politique et de torture mes premières rencontres m’ont imposé un constat : cette pratique médicale est un non sen. Car Elle confond le soin de ces personnes, avec le traitement d’un syndrome de stress post traumatique. Et du coup Elle évacue ce que la torture a d’unique et qui la marginalise d’emblée au regard de la nosographie. Parce que, ce dont souffrent ces personnes c’est de la maladie la plus inhumaine, celle qui a été infligée par l’homme. Et ça, ça m’a semblé fondamentale dans l’entreprise et la réflexion sur le soin de ces patients.
Troisième chose La particularité du centre Primo Levi est son orientation psychanalytique. C’est-à-dire que Au sein du travail pluridisciplinaire chaque intervenante et intervenant quel qu’il soit prend en compte la parole singulière des patients, leur vie psychique. Alors Pour le médecin ça a tendance à induire un décentrage, et, la vision de son patient change : au premier plan il voit une personne dont la maladie est le décor ambiant dans lequel elle évolue. Evidemment il perd un tantinet les repères tangibles auxquels il est habitué, et éventuellement il va chercher du soin en dehors des sentiers battus de la médecine ce qui a été mon cas.
Un petit avertissement ce que j’amène un peu plus loin. Il s’agit de vulgarisation juste pour permettre d’apercevoir la beauté de la complexité des phénomènes qui nous intéressent.
Un petit détour pour rappeler que c’est la pensée déterministe qui a présidé à l’instauration de la démarche scientifique et a qui prévalut pendant des siècles. Cette pensée a restreint l’acception du réel au rationalisme. Et ça c’est en train de se modifier depuis l’avènement de la physique quantique. Le changement profond du paradigme en vigueur dans les sciences fondamentales qu’elle induit, institue un nouveau cadre de pensée dans lequel par exemple on peut concevoir un frayage entre la science et la spiritualité qui relevaient jusqu’alors de domaines inconciliables.
L’introduction de ce nouveau cadre de pensée se profile également dans le champ du soin où il reconsidère la place de la science dans l’acte thérapeutique, dans les processus soignants somatiques et psychiques. Il l’amende tantôt d’une vision trop mécaniciste et restreinte, tantôt de l’extraterritorialité d’un substratum scientifique dans les effets des psychothérapies (notamment celles par la parole).
En considérant ces connaissances, l’acte et le geste thérapeutique bénéficient d’un nouvel entendement, d’un saisissement moins empreint de formalisme rationnel et plus subtilement à même de rendre compte du réel de la vie. Et pour ce qui nous intéresse cela nous permet d’aborder autrement ce qui se joue dans des pratiques psycho corporelles comme la fasciathérapie, qui allie des propriétés et des facultés du toucher humain et de l’eau au sein d’un organisme.
J’en viens à mon propos. La violence politique et la torture que subit une personne, produisent un psycho-traumatisme avec bien souvent dans ses effets, un tableau clinique de stress post traumatique. Mais pas seulement. Car ce sont des représentants (ou pseudo) de l’état qui ont diligenté la torture et ça produit une rupture du lien social. Et à l’instar de cette rupture, dans les symptômes et dans les mécanismes pathologiques qui relèvent du psychotraumatisme et du SSPT d’autres liens sont rompus.
En effet les tortures attentent à des liens multiples, dont la privation restreint la vie de la personne à la survie : du plus collectif au plus intime :il y a donc le lien social, les liens interpersonnels, du fait de la perte de pouvoir faire confiance à un humain après les tortures, et puis les liens entre des pensées, et entre des perceptions et des pensées et puis encore des liens perceptifs entre différentes parties du corps, ce qui est une conséquence de la dissociation traumatique qui s’accompagne d’une coupure de la fibre sensible.
Ces ruptures, qui isolent des autres et de soi-même sont invisibles. D’autant qu’elles ne sont pas questionnées dans la démarche du soin. Mais la perte de ces liens est omniprésente chez nos patients.
Et le médecin dans tout cela ?
Une chose est claire :
Le retentissement de la torture n’est pas à la mesure du cabinet médical.
L’acte médical, les médicaments quels qu’ils soient, ne peuvent ni venir à bout ni contenir la réverbération incandescente de la torture.
En revanche une chaleur, la chaleur humaine dans ce qu’elle peut véhiculer de fondamentale d’un point de vue anthropologique et qui porte une intention, celle de restaurer ces liens attaqués peut guider le projet thérapeutique et la démarche du médecin.
Cela va nécessiter évidemment une mobilisation du médecin autrement plus engageante que dans une pratique médicale courante. Cet engagement sollicite d’abord une qualité de présence et d’attention qui convoquent son corps de soignant. Puis l’engagement du corps, peut être prolongé par un geste porteur d’un toucher thérapeutique, particulier, afin de donner corps, au sens propre, à cette idée du soin qui recrée des liens pour permettre à la personne de reprendre pied dans sa vie, en participant à la reconquête de sa singularité, de sa parole, celle qui émane d’une relation de proximité à son corps.
Pour cela, je me suis adressée somato-psycho-pédagogie (SPP) qui est une émanation de la fasciathérapie fondée par Danis Bois. Elle utilise un toucher particulier, le toucher du Sensible. Je pense que même sans être ni devenir thérapeute en fasciathérapie ou SPP, comprendre l’intérêt de cette méthode pour les personnes victimes de torture étaie la compréhension de cette clinique et fait davantage résonner la dimension humaine du soin.
Les fascias. Ils sont le chaînon manquant de l’anatomie mais heureusement pas, du corps. Ils représentent l’organe le plus vaste du corps, car les fascias sont absolument partout.
Ils séparent et maintiennent les organes. Sans eux on serait des petits tas informes.
Ils confèrent au corps sa forme et permettent aux différentes structures anatomiques de glisser les unes sur les autres lors des mouvements volontaires et involontaires comme les battements du cœur . En gros ils forment la trame et la chaîne du corps
Succinctement le système que constituent les fascias est un continuum tri dimensionnel de tissus conjonctifs, de membranes fibroélastiques. Lorsque l’on touche les fascias on peut percevoir des lésions tissulaires à distance, dans un tout autre endroit du corps par exemple
Ils entourent chaque organe et les relient entre eux dans une continuité de la superficie à la profondeur et du haut en bas.
Ce sont les fascias qui sont à l’origine de notre sentiment d’unité, et d’individu et fondent la globalité de notre corps.
Ce ne sont pas des membranes inertes, elles ont un champ d’action vaste qui est aux confins du somatique et du psychique. Et c’est central dans la pratique de SPP.
Les fascias ont donc de multiples rôles et fonctions :
Ils ont un rôle de transmission et de coordination des mouvements. Un mouvement met en tension les fascias qui le diffusent au corps entier et répartissent les forces dans toutes les directions de l’espace pour une stabilité et une résistance optimale : c’est la biotenségrité.
Mais cette transmission assurée par les fascias va encore au-delà, car le lien tensionnel qui les unit entre et au sein des organes forme une matrice extracellulaire qui est en lien avec les structures intracellulaires, support du métabolisme. Ce qui fait que l’harmonie de la distribution des forces au sein des fascias est garante de l’homéostasie (processus de régulation par lequel le corps maintient les constantes du milieu intérieur).
On peut dire que La continuité des fascias, fait du corps anatomique composé d’organes un corps unifié sans discontinuité telle une matrice vivante et adaptable. C’est une intelligence de vie en mouvement, réparatrice et transformatrice.
Pour aller un peu plus loin maintenant quelques considérations sur les constituants des fascias. Ces membranes fibro-élastiques qui véhiculent de l’information sont constituées de cellules, de fibres et d’une substance fondamentale faite d’eau et de protéines.
Ces cellules sont contractiles et ont la capacité de se contracter indépendamment des muscles, on parle de crispation fasciale. Elle est involontaire et elle est provoquée en particulier par le stress, sous la commande du système nerveux autonome qui est l’innervation les viscères et qui nous renseigne de manière automatique et inconsciente sur l’état de notre corps, et notamment sur le niveau de sécurité. Et en fonction de notre sentiment de sécurité le système nerveux autonome (SNA) commande des réglages de composantes de l’homéostasie : pression artérielle, fréquence cardiaque, température à visée adaptative.
Les fascias sont également abondamment innervés par différents systèmes : neurovasculaire, neuro-endocrinien et neurovégétatif, avec des rôles de relai, de transmission, de régulation qui font de la fasciathérapie un ressort pour la santé.
Et puis il y a l’insula qui est une structure du système nerveux central (SNC) à l’origine de la conscience de soi qui est également connectée aux fascias ce qui joue un rôle particulier dans la thérapie.
Les fascias sont également constitués d’une substance fondamentale qui est faite d’eau et de protéines.
Et la crispation fasciale en réaction au stress va exercer une contrainte sur cette eau. Or il ne s’agit pas de n’importe quelle eau, l’eau des organismes vivants n’est pas de l’eau en vrac. Il est important d’en dire quelque chose d’autant que nous sommes avant tout constitués d’eau : elle représente 99 % de nos molécules. (L’eau est la substance la plus abondante et la plus cohésive dans l’univers).
C’est dire son importance dans les processus thérapeutiques intéressant les fascias.
Je rappelle que le cadre de pensée qui éclaire ces phénomènes ne relève plus du rationalisme déterministe qui prévaut dans le courant scientifique dominant mais s’appuie sur la physique quantique.
Au sein de la substance fondamentale des fascias, l’eau est au contact des protéines qui portent une charge électrique négative. À ce contact et sous l’action des ondes infra rouges, les molécules d’eau se disposent de manière particulière, elles forment des millions de couches hautement organisées, structurées, ordonnées, cohérentes qui se comportent comme une seule molécule chargée positivement avec un haut niveau d’énergie.
L’eau forme un cristal, pur comme la glace qui repousse les particules dans une zone d’exclusion.
Et le gradient électrique entre la zone d’exclusion chargée positivement et les protéines adjacentes chargées négativement, constitue une batterie qui fournit de l’énergie pour la circulation de l’eau dans les fascias indépendamment de la circulation sanguine ou lymphatique. Et c’est ce flux continu donne leur rythmicité aux fascias et a un rôle vital fondamental.
Chez les humains comme tous les êtres vivants la structure moléculaire de l’eau dans la substance des fascias est plus H₂O mais H3O2. En effet les ondes infra rouges sont émises par le soleil puis absorbés par la terre qui les réverbèrent.
Notre corps absorbe ces ondes électro magnétiques, qui pénètrent dans sa profondeur, c’est-à-dire dans toute l’eau des fascias. Elles la chargent en énergie et ce haut niveau d’énergie cohérente excite la zone d’exclusion, ce qui lui confère ainsi la capacité de stocker de l’information de nature vibratoire.
Donc l’eau si abondante de notre corps a une qualité d’intelligence, et notamment elle est sensible à notre intention.
Tout être vivant est avant tout électromagnétique. Et si l’on considère notre corps d’un point de vue biophysique il est fait d’eau, de lipides, du gras, qui permet la circulation d’influx nerveux, et d’ions qui possèdent une charge électrique et qui émettent un champ électromagnétique, et par le truchement de notre eau les ondes électro magnétiques transmettent de l’information de nature vibratoire qui est à même de modifier l’information préexistante. C’est ce qui se passe dans un acte soignant
Ainsi notre corps forme un cristal géant sur lequel peut ‘s’écrire’ et se ‘lire’ notre expérience somatique et émotionnelle. Notre mémoire corporelle gigantesque est donc de l’information vibratoire contenue dans l’eau des fascias où elle a tendance à être maintenue en dehors de notre conscience.
Ce sont les fascias qui recèlent donc dans le tréfond de notre intimité, notre mémoire corporelle.
La somato-psycho-pédagogie, est une méthode non-manipulative de traitement manuel basée sur un toucher particulier.
Ce que je vais choisir d’en dire est n’est pas définitif mais provisoire c’est toujours en mouvement et reflète l’évolutivité de la conscience notamment en rapport avec les pratiques du Sensible dont je vais parler.
La SPP est centrée non pas sur les tissus du corps qui désigne le corps objet (Körper en allemand) mais sur la personne, c’est-à-dire sur le corps par lequel je vis (Leib).
Ainsi par l’entremise des fascias ce toucher s’adresse non pas seulement aux tissus mais à la personne en son entier. À la vie intime de son corps.
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Cette pratique repose sur la perception du corps grâce à la sensorialité naturelle des fascias qui est éducable, elle s’apprend et s’enrichit au fil de la pratique. La matière du corps peut s’auto-ressentir.
Une spécificité de la SPP est qu’elle utilise un toucher, qui prend sa place en tant que toucher même et pas en tant qu’agent au service d’une autre intention. Ce toucher est le lieu d’entrelacement entre des processus perceptifs, affectifs, cognitifs et relationnels qui développent des liens entre soi et soi, entre soi et l’autre ce qui fait ainsi le socle d’une subjectivité incarnée.
Dans le choix de cette méthode pour les patients du centre Primo Levi, je suis guidée par quatre considérations qui me semblent pertinentes dans cette clinique de la torture et violence politique :
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La première raison est que je cherchais un soin qui serait aussi humain que la torture est inhumaine.
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La deuxième est que Les tortures et mauvais traitements qui s’exercent sur le corps détruisent la personne en son entier, (effectivement la mémoire traumatique concerne à parts égales le corps et le psychisme).
Et puis d’une façon générale Le toucher est une ressource vitale dans le soin des personnes psycho traumatisées, la peau est richement innervée, elle possède des récepteurs à la pression, à la température et des récepteurs sensibles à la qualité émotionnelle du toucher et à l’intention du toucher, ce qui est particulièrement déployé dans les pratiques du Sensible.
Ainsi la chaleur des mains, dans son double sens propre et figuré (la chaleur humaine) envoie une vague de bien être qui influe sur le système nerveux autonome en restaurant un sentiment de sécurité.
Et enfin le corps recèle une part de vérité, un savoir qu’il est le seul à détenir, qui est un angle mort des thérapies par la parole. Et L’écoute manuelle du corps Sensible permet d’entendre et de recueillir cette part de savoir.
C’est vrai pour tout un chacun Et cela devient particulièrement parlant pour ces personnes dont la parole singulière a été ravie par les effets de la torture.
La pratique de le SPP repose sur des concepts :
Le concept fondamental de cette méthode c’est le Mouvement interne. C’est lui l’interlocuteur des mains du thérapeute dans le corps du patient : c’est à lui qu’il s’adresse et que ses mains sollicitent et suivent dans la matière du corps.
Ce mouvement est un oxymore c’est-à-dire qu’il ne crée pas de déplacement visible. Il est purement subjectif : il ne produit rien de visible, mais on le perçoit, on le sent.
Il est essentiel, au sens propre, mais il n’est pas explicable scientifiquement. Sa connaissance est donc expérientielle.
Il est donc perçu comme un mouvement qui serpente lentement dans la matière du corps, aussi bien par le praticien qui traite que par le patient qui est traité.
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Ce mouvement constant anime lentement l’intérieur du corps dans toutes les directions de l’espace par le truchement des fascias de manière rythmée et permanente, (mais le mouvement interne qui s’appuie sur les fascias ne se confond pas avec la rythmicité intrinsèque des fascias en rapport avec l’eau qui les constitue).
Il possède les caractéristiques d’un mouvement à savoir : il a une vitesse, lente, une cadence de deux aller-retours par minute, et une orientation qui peut prendre toutes celles de l’espace.
Il représente une force interne autonome d’auto régulation et de renouvellement et tout arrêt de ce mouvement dans une zone du corps est le signe d’une pathologie installée ou en passe de le devenir.
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Et puis sur un autre plan le mouvement interne est une poussée qui oriente la vie dans une direction et selon un processus évolutif nourri par l’évolution de la conscience perceptive dans le corps. Il est doué d’une intelligence, d’une sagesse et accomplit des changements que si la personne est prête à les accepter.
Lorsque le corps est animé par le mouvement interne perçu de manière consciente et incarné il s’agit du Corps Sensible. Et dans les pratiques du sensible, le corps sensible est le primat de la relation entre le patient et le praticien et également entre le patient et son propre corps. Et bien évidemment entre le thérapeute et son propre corps, pour mettre ce dernier dans une disposition au processus qui va se dérouler dans le corps et dans la personne traitée.
Contrairement au mouvement interne que l’on ne peut connaître qu’expérientiellement, je vais essayer de vous en dire davantage, sur la méthode et sur l’apport thérapeutique pour les patients victimes de torture.
D’ordinaire on vit éloigné de son corps sans en avoir conscience, rarement nous habitons notre corps, et rarement nous sommes notre corps.
Comme je l’ai suggéré plus haut une séance de fasciathérapie rapproche la personne de son corps. Quand on la touche, sur ses vêtements en général, on ne touche pas que son corps, on touche toute la personne on touche sa peau psychique. C’est-à-dire que ce toucher s’adresse sans prédominance au corps et au psychisme. Il concerne la personne et l’implique, et il comble la distance entre le thérapeute et la patiente, et également entre la patiente et son propre corps.
On appelle la façon de toucher en fasciathérapie ou SPP dans la méthode Danis Bois une relation d’aide manuelle. Elle repose sur un toucher doux et respectueux qui s’appuie sur la continuité des fascias qui véhiculent la sensorialité de notre corps, permettant que la matière du corps s’auto-ressente et que des perceptions émanent du corps propre de la personne.
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En une phrase, dans cette méthode de thérapie manuelle, la libération de tensions physiques, psychiques et émotionnelles ne se fait pas par une manipulation mais en sollicitant une force interne d’auto régulation, tandis que la personne est concernée dans sa totalité somato-psychique.
Dans une séance les deux protagonistes le patient et la thérapeute cheminent ensemble, chacun fait 50 % du chemin, et c’est le corps du patient qui trouve la solution, ce sont ses propres ressources, ce qui fait une grande variabilité dans les effets manifestes de cette méthode. Et c’est également bien de se le rappeler notamment quand ces effets ont un côté spectaculaire.
Au préalable d’une séance alors que le patient est allongé sur la table le praticien ménage un cadre extra quotidien pour que des perceptions du corps qui ne sont pas accessibles dans les conditions ordinaires émergent à la conscience du patient. Ce cadre est fait d’une intention qui préside à la séance, à sa visée : par exemple faire une expérience perceptive de soi, ou relancer la vitalité ou apporter un sentiment global de détente. Il est fait également d’une attention aux changements dans le corps, et d’une lenteur de la gestuelle.
Voici comment ça se passe dans une séance de relation d’aide manuelle. Mes mains se posent puis se déplacent lentement sur son corps vêtu. Ce toucher instaure un dialogue tissulaire entre mes mains et le corps, avec : un voyage tissulaire pendant lequel mes mains se déplacent jusqu’où l’élasticité de la peau et des tissus me permettent d’aller, puis un arrêt de mes mains. Cet arrêt est un temps fécond, c’est un Point d’Appui, où se succèdent dans l’invisible secret du corps demande, attente et réponse.
Le corps se trouve alors dans une situation d’étirement passif ce qui est inhabituel pour lui, et l’amène à modifier l’état tonique des fascias.
Au bout d’un temps de latence apparaît une réponse du corps sous la forme d’une modulation tonique qui évolue sous mes mains, elle a un délai, une intensité, une étendue contagieuse qui se propage en surface et dans la profondeur. Elle atteint un maximum, puis s’ensuit une résolution. La force tonique fond et s’accompagne de modifications de la matière du corps. Ensuite le mouvement interne repart dans une autre direction.
De point d’appui en Point d’appui, au terme d’une séance on a remis du mouvement dans les tissus où la mouvance était absente, de la conscience dans des zones du corps qui ne l’étaient plus, de la sensibilité dans ce qui est insensible, des zones qui étaient désensorialisées se sont réveillées, on peut sentir une densité qui fond, une zone de consistance pierreuse et froide qui devient malléable et chaleureuse (dans les deux sens du terme) etc
Et conjointement l’ambiance intérieure de la personne se module des tonalités affectives changent : apparaît de la légèreté, une douceur émouvante, de la paix, du silence, ou de la joie. Etc.
Le patient traité accède progressivement à la globalité de son corps : l’intériorité, puis la profondeur, puis la présence à soi. Au terme de la séance la personne réhabite son corps, elle se sent apaisée et plus vivante. L’effet est physique et psychique à la fois.
Et pendant ce temps sur un autre plan : les mains du thérapeute posées sur le corps dégagent de la chaleur dans ses deux acceptions à savoir des ondes infrarouges qui excitent le taux vibratoire de l’eau de la zone d’exclusion dans la substance fondamentale, ce qui la rend sensible à l’intention, et de la chaleur humaine que véhicule cette intention. Et au fond ces deux acceptions de la chaleur sont corollaires.
Au fil du traitement les fascias se décrispent, l’eau y retrouve ses propriétés et l’information qu’elle véhicule, instantanée et globale dans tout le corps parvient à la conscience perceptive.
De mon côté pendant la séance je suis à l’écoute de la vie intime du corps de mon patient tandis que mon propre corps fait caisse de résonance à la réaction que produit mon toucher dans une attente et une écoute neutre et active à la fois.
Les perceptions que mon toucher recueille sont des informations de la main percevante qui m’indiquent comment poursuivre la séance : faut-il que mon intention de toucher concerne des couches plus profondes ? ou que j’engage davantage mon corps mains bras bassin dans mon geste d’accompagnement du mouvement pour concerner la globalité, ou faut-il que ma pression s’allège pour ne pas contraindre la personne ? Je suis prête également à réajuster mon propre tonus interne, ou mon intention dans l’immédiateté de la réponse que je perçois en temps réel dans le corps avant le patient. Et Pendant ce temps il en ressent les effets.
Ces perceptions qui émanent du corps sont multiples et de différentes nature. Elles émanent d’un fond perceptif commun indifférencié et le thérapeute peut les en extraire en les nommant pour les amener à la conscience de la patiente. Au fil des séances l’étendue et la finesse des perceptions s’enrichissent et construisent une identité corporéïsée. (Je rappelle que L’insula connectée aux fascias est le siège de la conscience de soi)
Cette identité émerge, elle se donne. Et elle assoit un régime identitaire nouveau, non plus j’ai un corps, mais je suis mon corps. Cette identité corporéisée sort du discours psycho social. Et étant une émanation du corps, elle fonde une confiance en soi immanente (une confiance en soi dans soi) qui ne dépend plus de l’extérieur avec un changement de paradigme, le corps n’est plus un objet, il devient un interlocuteur qui me renseigne sur la façon dont je suis affectée par les situations et les évènements. Cela change et simplifie grandement la façon d’être en rapport avec soi-même , il y a quelqu’un sur qui compter son propre corps.
On peut donc apprendre de son corps. La dimension éducative de la SPP se développe lorsque les perceptions peuvent être interrogées et déployées. Elles parlent autant du corps que du rapport de la personne à son corps, à elle-même, aux autres, et à sa vie.
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Au début je disais que les fascias sont la trame et la chaîne du corps, ils sont également la courroie de transmission entre le corps et la mémoire notamment la mémoire émotionnelle inscrite sous forme d’informations vibratoires dans l’eau des fascias. Elles sont maintenues en deçà de la conscience de la personne dans les fascias constituant les structures neuro-musculaires, par la répétition et le maintien de boucles entre une émotion et un état de crispations des fascias.
Le mouvement interne est suspendu, il ne circule plus provoquant des immobilités, insensibilités et inconsciences dans la matière et dans la personne , il en résulte un retrait du vivant. Le corps est fonctionnel mais la fibre sensible est coupée.
Au cours d’une séance elles peuvent se donner sous la forme d’une désertion sensorielle, de retenues émotionnelles, ou de douleurs ou encore d’une ambiance affective particulière émanant de la matière (ex un silence sépulcral dans le diaphragme d’une femme qui avait eu une enfant mort né).
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En traitant, avec le retour du mouvement interne qui revient dans les tissus, ces émotions qui peuvent concerner des évènements anciens sont également remises en mouvement et/mais grâce à la sagesse du MI, la valence traumatique du vécu émotionnel de l’évènement est diluée, c’est très important dans ce travail, et cela favorise l’intégration de l’évènement dans la mémoire biographique, le souvenir, l’évocation de l’évènement ne s’accompagne pas ou plus d’un raz de marée émotionnel.
Cependant en pratique une attention et une vigilance particulières doivent être constantes au regard du risque éventuel de déclencher une reviviscence émotionnelle notamment chez des personnes qui présentent des psycho traumatisme et des états stress post traumatique comme les patients au centre Primo Levi.
Pour aller un peu plus loin dans ce que nous offre cette pratique du Sensible je vais revenir sur une particularité du toucher de la somato-psycho-pédagogie qui implique cette fois la main Sensible.
Les sensations et perceptions du Sensible recèlent une connaissance incorporée, un sens en soi, un sens non loquace comme le dit Eve Berger qui existe dans la sensation même sans qu’il soit besoin de le nommer même dans la pensée privée.
Ces informations relèvent d’un autre champ phénoménal que celui du cadre quotidien.
En effet la relation du Sensible basée sur le toucher de la vie intime du corps réunit les protagonistes dans un autre plan que celui d’une intersubjectivité ordinaire.
Ce mode relationnel entre le thérapeute et le patient engage des dimensions affectives émotionnelles et cognitives qui permettent au sujet de devenir conscient de la vie intérieure de son corps.
Et qui plus est grâce à une capacité naturelle et éducable de la chair, la relation du Sensible permet de percevoir l’autre. C’est une faculté intrinsèque à notre corps, à l’eau qui le constitue et à laquelle nous donne accès le Sensible.
Cette faculté sollicite une empathie corporéisée qui me permet d’entrer en contact avec le monde perceptif particulier de cette patiente. Je peux ressentir son état affectif, il m’affecte et de la sorte il change l’architecture psycho-tonique de mes fascias qui englobent des dimensions somatique et psychique , je suis affectée par ma patiente ce qui en retour influence ma façon d’être présente et en relation avec elle et ceci s’actualise dans mon toucher dans ses qualités affectives, dans mon état intérieur. Et ces changements se font selon une évolutivité concomitante à celle de ma patiente au fil de la séance.
Se forme un fond perceptif commun partagé mais non pas identique, l’expérience vécue est commune mais chacun la vit singulièrement.
Au sein de cette relation médiatisée par le mouvement interne chacune le sien, où l’une et l’autre s’affectent mutuellement mais de manière asymétrique (une patiente et une thérapeute) s’établit progressivement une réciprocité actuante, celle de la touchée touchante et de la touchante touchée dont chacune ressort plus vivante.
Ce que l’empathie corporéïsée a de propre dans cette pratique, c’est ce toucher sensible simultané et réciproque de soi et de l’autre, qui fonde l’éprouvé commun. Autrement dit il n’y a pas fusion entre les deux protagonistes, car c’est depuis la réciprocité à soi-même c’est-à-dire entre soi et son propre corps par le truchement de la perception du mouvement interne, que naît cette empathie.
Après ces éléments fondamentaux de la méthode Danis Bois je vais maintenant tenter de mettre en perspective des aspects de cette méthode au regard de la clinique des violences politiques te de la torture, avec les bénéfices que j’ai pu constater chez mes patients. Pour mettre en exergue ces liens je vais devoir répéter ce que j’ai pu dire précédemment ce qui alourdit le propos mais le situe
Au préalable à l’utilisation de cette pratique du Sensible pour les soigner et for du diktat médical ‘primum non nocere’ je repérai trois écueils à considérer pour chaque patiente ou patient et à renouveler à chaque séance afin de jauger la faisabilité de la séance. Ils concernent
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La possibilité même de pouvoir toucher ces personnes après qu’elles aient été objet sous la main du bourreau
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Le risque de déclencher une reviviscence en mettant en mouvement une émotion pénible qui accède à la conscience.
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La dimension très intime de ce toucher qui peut être vécu sur le mode intrusif et persécutif chez des patients pour lesquels la violence humaine intentionnelle a conféré une vision paranoïaque du monde ainsi que la perte de la possibilité de faire confiance à une personne humaine. Il n’est pas question de les négliger mais au contraire d’y penser, et de trouver des voies de passage.
Autre considération primordiale lorsque je traite une personne victime de torture : mon intention principale est de la respecter, d’être présente à elle et pour elle, de ne la lâcher à aucun moment, et ce en raison et au regard de l’immense sentiment d’abandon du sans recours et du sans secours qu’elle a éprouvé au moment des évènements violents.
Le toucher libère de l’ocytocine, qui est hormone de l’attachement secrété lors de l’accouplement et de l’accouchement, auquel s’allie la détente profonde et la conscience corporelle qu’il procure restaure l’assise de la confiance aussi bien en l’autre qui touche qu’en soi, pour ces patients profondément humiliés et honteux après ce qu’ils ont subi.
L’action thérapeutique de la SPP a aussi un effet direct sur les structures anatomiques que l’on traite : la main percevante rend compte de lésions au niveau de ces structures en même temps que le geste les régule et ce, dans l’expérience partagée de la séance.
Il peut libérer physiquement des crispations, des tensions, des restrictions, des densifications, des entrappements vasculo-nerveux dans des tissus cicatriciels qui retrouvent une meilleure trophicité.
La main soulage enfin des douleurs séquellaires qui ne demeurent pas immuables. Ce soulagement est l’opportunité, en filigrane, d’inscrire un passé douloureux dans lequel s’entremêlaient la douleur physique et la mémoire émotionnelle des violences, et un présent , il instille de la temporalité et fait front aux manifestations de la mémoire traumatique qui n’ont de cesse de ramener les personnes dans les scènes traumatiques. Le geste ramène le mouvement interne dans une zone du corps figée par l’affect de la torture et les douleurs incessantes et le corps peut libérer simultanément la restriction douloureuse et l’affect du vécu de l’acte de torture.
C’est la globalité somato-psychique de l’impact traumatique d’un évènement qui est concernée par ce geste, ce qui fait une spécificité de cette thérapie.
En voici un exemple
Ce jeune homme acceptait les séances qui l’apaisaient mais n’avait guère accès aux perceptions de son corps. Un jour il se plaint une douleur terrible au cou. Séquelle de suspensions en prison. Au début de la séance il ne supporte pas mes mains dans cette région. Elles s’en éloignent. J’y reviens plus tard quand le mouvement est lancé dans son corps. Il supporte mieux, je peux travailler et sentir qu’une zone dense et dure à l’endroit douloureux cède doucement. J’y reviens une nouvelle fois en fin de séance et cette fois c’est l’ambiance affective et émotionnelle qui change, à la peur que je percevais jusqu’alors fait suite une douceur tranquille et bienfaisante lénifiante. Mes mains demeurent là. Je remarque : vous voyez ?
Maintenant c’est un endroit où l’on se sent bien et dont on n’a même pas envie de partir. Là il acquiesce d’une manière nouvelle, il ressent cet apaisement à la fois physique et psychique. Il a vécu cet instant assez incroyable où le lieu de la torture dans son corps s’est transformé en lieu dégageant de la sérénité. Depuis la douleur s’est nettement atténuée elle n’y est plus la nuit et elle est plus banale et moins angoissante.
Et en même temps le geste qui libère est une épreuve de vérité : la lecture manuelle de ces séquelles invisibles fait office de témoignage de l’histoire violente passée, dans l’espace partagé de la séance face au démenti médical où radios et examens ne disaient rien de ces souffrances et de leur véridicité, ce qui en soi était une souffrance supplémentaire.
Je vais revenir sur le Point d’Appui, la pierre de touche de cette méthode qui recèle son pouvoir thérapeutique.
Au niveau visible : c’est un temps d’arrêt dans la dynamique tissulaire que je marque au bout d’un voyage tissulaire afin que le corps réponde à ma sollicitation manuelle. Car cet arrêt est actif, il sollicite les ressources de la personne dans sa globalité somatique, psychique, physiologique, (incluant tous les grands systèmes de régulation de l’organisme : neurovégétatif, neurovasculaire, immunitaire etc).
Au décours d’une négociation entre une force de renouvellement et de conservation si la personne y est prête, des changements s’opèrent à la fois dans son corps et dans son psychisme. L’architecture psycho-tonique des fascias se reconfigure et permet de capitaliser une force d’adaptabilité, le psycho tonus force de résilience. Les patients sont moins à la merci des reviviscences ou de tout évènement qui peuvent les submerger.
Pour ce qui concerne la distractibilité majeure de nos patients chez lesquels les reviviscences répétées et l’hypervigilance les prive de leur présence ici et maintenant, la remise en mouvement des immobilités insensibles et inconscientes jadis figées dans la matière du corps par l’effroi, rend une conscience perceptive d’une partie de soi qui sort de l’oubli’ et de l’insu. Récupérer de la sorte une partie de soi rend plus vivant et présent à son corps, ce qui est considérable lorsque le psychotraumatisme écrase. Et le vivant est aussi ramené dans la physiologie et dans les tissus mieux vascularisés, mieux drainés, mieux régulés. Dans la personne la fibre sensible vibre de nouveau.
Au point d’appui l’unification du somatique et du psychique implique et concerne davantage la personne, et cette motivation immanente ancre sa présence dans l’ici et maintenant de ce qui est en train de se dérouler dans son corps. Cet ancrage dans le présent via l’expérience motivante et inédite rééduque chez nos patients leur attention si labile.
Et contrairement aux reviviscences qui les ramènent vers le passé violent, le point d’appui les main-tient au sens propre dans le présent et tourne leur attention vers l’advenir.
L’apaisement des émotions traumatiques grâce au mouvement interne favorisent l’intégration de ces vécus dans la mémoire biographique et de la sorte apaise la mémoire traumatique, les reviviscences, l’hypervigilance.
Et à chaque changement au décours d’un point d’appui : ce n’est pas le thérapeute qui de l’extérieur a appliqué une force mais la personne qui a accepté et son corps qui a produit le changement quand bien même le patient en est inconscient. En ce sens le patient par l’entremise de son corps commence à redevenir sujet, non pas de sa volonté consciente mais de la source de son désir inconscient, son corps.
Dans ce travail ma présence continue prend la forme d’une écoute manuelle de ce qui est en train de se dérouler dans le corps du patient. Elle me permet en deçà des mots d’entendre la demande silencieuse de son corps, de la comprendre, de la rejoindre dans ce lieu intime du corps, le Sensible, lieu sauvage, vierge de toute référence connue, lieu source, invulnérable qui n’a pas été atteint par les ravages de la torture. Entrer en contact avec ce lieu plus grand que soi en soi est pour ces personnes une expérience qui peut être fondatrice.
Par ailleurs de mon côté, Cette écoute très particulière de ce que la personne n’entend pas nécessairement d’elle-même mais qu’elle ressent, rompt son isolement profond.
C’est une expérience intime, d’une présence indéfectible, d’un autre secourable celui justement qui l’avait abandonnée pendant les tortures.
Comme on a déjà pu l’entendre dans des exemples précédents cette méthode s’adresse sans prédominance au somatique et au psychisme. Ceci se retrouve dans l’écoute particulière du sensible qui convoque conjointement une main percevante qui écoute les tissus et une main sensible qui s’adresse à la vie intime du corps. Ce sont des mains symboliques.
Et ces deux mains peuvent me livrer de manière concomitante des informations sur des plans différents mais qui se complètent et montrent ce que produit un traumatisme dans un corps, dans une personne.
Un patient a des douleurs chronique anciennes en rapport avec un poly traumatisme grave. La douleur est installée dans un endroit précis de son corps. Mes mains effectivement perçoivent dans cette région des structures osseuses dures, des tensions, des restrictions de mouvement dans les articulations. Ce sont des perceptions en excès comme le vécu douloureux en est un.
Et pendant ce temps au même endroit dans un autre plan de la conscience la main Sensible elle perçoit un vide, une absence, un trou, un manque à être, qui n’est pas sans évoquer le trou du traumatisme des psychanalystes.
Le maintien du point d’appui à cet endroit ramène petit à petit de la mobilité et de la malléabilité dans les tissus traumatisés en même temps que le vide se remplit progressivement de sa présence. Il le ressent : il est doublement soulagé : de la douleur et de cette absence à lui-même qui se comble.
Au centre Primo Levi, contrairement à une pratique de la SPP en cabinet libéral, je peux recourir à ce toucher de la relation d’aide manuelle Dans des moments de replongée dans le vécu traumatique par exemple au décours d’une séance avec le psychologue avec l’irruption de reviviscence intense.
‘En urgence là où on se trouve’ dans le couloir, dans la salle d’attente parfois quelques prises manuelles peuvent produire non seulement un effet immédiat mais aussi instaurer un changement.
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Au sortir d’une séance la psychologue me demande de recevoir en urgence sa patiente qui était dans un état commotionnel enfermée dans des pleurs incoercibles, dans une tension maximale de tout le corps. Le visage caché dans ses mains, elle ne répondait pas à mes paroles, comme si je n’étais pas là. Cette femme était très repliée et quasi mutique depuis des mois dans ses séances avec la psy. Elle est assise, je m’approche d’elle doucement et commence à poser très doucement mes mains en lui parlant tout base à la traiter délicatement.
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Et c’est pour ainsi dire elle, son corps qui est venu sous mes mains et là tout autre chose d’elle s’est alors révélé, la matière de son corps manifestait une présence et une puissance de vie étonnnantes. À ce moment j’assiste à la rencontre de la personne avec elle-même. Et cette rencontre a des effets qui s’inscrivent comme une expérience vécue et intégrée.
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Elle est vite sortie de son état d’enmurée avec un visage expressif et une fluidité dans les gestes et une voix sonore. Et depuis elle s’est mise à parler en séance avec la psy à la première personne du singulier.
Retrouver le lieu du Sensible en soi, retrouver le goût de soi est très touchant et bénéfique pour ces personnes dévastées, exilées d’elles-mêmes et de leur vie, gâchées disent les femmes congolaises qui ont subi des viols, pourvu qu’ils, qu’elles, sachent que ce n’est pas moi qui produis ce vécu-là mais leur corps propre.
Les prises de traitement manuelles s’adressent successivement à différents endroits du corps et met en relations différentes parties : bras jambe, bassin thorax, crâne sacrum, etc. Entre ces parties se refont des liens perceptifs, Le corps se réunifie, émerge alors un sentiment d’unité somato-psychique.
Toucher un être entier pour qu’il retrouve un lieu de lui-même où il n’est pas dissocié. Il recontacte le sentiment d’habiter son corps qu’il peut de nouveau nommer mon corps et ces heureuses retrouvailles ont un effet thérapeutique. Sachant le nombre de patients déboutés du droit d’asile, privés de droits, éprouver cette identité corporeisée me parait essentielle au sens premier , il existe un lieu sur terre où ils sont légitimes en deçà du droit des états et de leurs iniquités : leur corps.
Dans l’expérience commune partagée qu’est la séance, la radicale différence de l’état, et des situations des deux protagonistes : le patient étranger exilé malgré lui, victime des ravages de la torture d’un côté et le médecin parisien dans son cabinet de l’autre ne produit pas un éloignement supplémentaire, voire une cassure entre eux mais les ramène à leur plus grand dénominateur commun : deux corps, deux individus en coprésence, sans prédominance, interagissant par le truchement de leur corps sensible.
Il n’y a plus un sujet du soin et un objet du soin, un agissant et un subissant, un fort et un faible mais bien deux sujets en réciprocité : un touchant touché et un touché touchant, chacun altérant l’autre. Ce rétablissement d’une symétrie, au regard de l’humanité détruite par le bourreau, est à même de recouvrir le sentiment d’indignité récurrent si cuisant chez nos patients depuis les violences au pays jusqu’aux multiples refus ici dans le pays d’accueil.
Autre intérêt le dispositif extra quotidien de la séance maintient le patient (ce qui n’est pas une manipulation) au sens étymologique dans l’ici et maintenant de l’expérience perceptive en train de se dérouler dans le corps du patient dans le temps présent. Il s’agit de l’immédiateté, elle fait front aux reviviscences qui le captent et le ramènent vers la scène traumatique.
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S’opère un changement de paradigme qui troque l’instantanéité des reviviscences du passé traumatique pour l’immédiateté de l’expérience inédite. (le fait d’être présent au présent).
Alors le patient quitte l’impérialisme du traumatisme et des évènements violents.
Dans cette clinique particulière des psychotraumatismes extrêmes liés à la violence politique j’ai déjà dit qu’il y avait un point de vigilance particulier concernant la possibilité de déclencher des reviviscences. Avec le tout premier patient que j’ai traité au centre Primo Levi j’ai assisté pendant une séance à une confrontation entre l’immédiateté, ce qui est en train de se dérouler dans le corps de la personne et une reviviscence, encore faut-il la repérer instantanément, ne pas laisser le patient seul, nommer pour lui ce qui se donne dans son corps au fur et à mesure pour y amener sa conscience et arrimer sa présence, puis, ensuite revenir sur ce qui s’est passé, déployer l’expérience vécue et l’accompagner. Alors le patient est pour la première fois actif, face à ces manifestations dont il était pur objet captif. En voici une illustration
Ce monsieur n’était plus du tout en capacité de faire face aux exigences du quotidien il oubliait tout au fur et à mesure. Il voulait absolument retrouver la mémoire. Je lui ai proposé sans garanti des séances de SPP.
Pendant la troisième j’ai senti monter une angoisse massive puis elle a disparu. Dans l’entretien qui a suivi la séance il m’a dit que la grande frayeur semblable à celle des reviviscences qu’il a commencé à ressentir l’a ramené à un évènement infantile où en détresse respiratoire un taxi brousse le conduisait au dispensaire. Il se sentait partir mais les sanglots de sa mère qui l’appelait lui ont permis de s’accrocher et de rester vivant. Il ajoute : pendant la séance il y avait cette angoisse que je connais, mais je savais que c’était vous et votre voix que j’entendais et ça a fait pareil. Elle m’a permis de me raccrocher. Cette fois il a été en quelque sorte victorieux face à la reviviscence qui ne l’a pas submergé. Et je pense que ça a été profondément thérapeutique. Ensuite il est encore venu quelques fois.
Puis je l’ai revu un an plus tard il avait fait une formation dont il était sorti premier et avait un poste de travail à responsabilité. Il prenait encore un peu de médicament il n’était pas guéri, mais il a repris le fil de sa vie.
Lorsque le patient va mieux et se dégage du psychotraumatisme écrasant, je peux introduire Sa participation. En lui demandant de suivre ce que mon toucher et mes prises produisent et déclenchent, alors il se ressent, il sent qu’il sent, il est dans une posture d’observateur de lui-même il n’est plus seulement en train de bénéficier des effets de ce toucher. Il commence à faire des liens, des associations entre une sensation, une perception, une pensée, car la sensation transporte en elle les prémices d’une pensée signifiante. Par exemple une chaleur douce perçue dans le corps ramène un sentiment de confiance.
Parfois des vécus expérientiels inédits amène un nouvel éclairage et une compréhension.
Un monsieur qui respirait mal et pensait qu’il était asthmatique m’a dit après une séance : je sens un immense espace dans ma poitrine comme un paysage du Caucase et je respire à plein poumons. Je me rends compte maintenant (par contraste) que l’apaisement de l’angoisse le relâchement des muscles de mon thorax a apaisé mon angoisse. D’abord s’éprouver pour changer sa manière de penser.
Il arrive que ces liens associatifs entre une perception et une pensée qui dégagent du sens pour eux et pour leur vie, les aident à sortir d’une posture de subissant, de posture d’objet écrasé sous la main du bourreau. Et ceci peut leur faire quitter l’orbe du traumatisme de façon spectaculaire parfois.
Voici un exemple :
Je reçois depuis quelque temps une jeune fille érythtréenne. Elle est émaciée vêtue de noir triste repliée sur elle la tête et l’œil bas comme un pigeon blessé quasi mutique. Dans sa chambre d’hôtel elle avait masqué les fenêtres avec des journaux. Elle avait été jetée à demi morte dans un fossé après les tortures et les viols. Nous communiquions dans un anglais approximatif.
Après quelques séances elle témoigne de ce qu’elle a ressenti :
«L’autre jour je marchais dans la rue et j’ai senti mon bassin mes jambes y étaient solidement ancrés et là j’ai pensé que je pouvais aller où je voulais dans ma vie». Je n’imaginais même pas qu’elle put penser une chose pareil. Actuellement elle est maman de deux enfants et elle travaille.
Un autre patient a vécu des années de persécution avec des brimades des humiliations des bastonnades puis il a été séquestré et torturé. Il se sentait profondément humilié et cela se lisait dans son attitude. Après nos séances il m’a raconté que pour la première fois en voyant son reflet dans la vitrine du coiffeur il s’était senti grand et fier. Depuis il a écrit son autobiographie. Ce qui fait la puissance et l’effet de ces prises de conscience c’est qu’elles s’enracinent dans une expérience vécue.
J’en viens à Ma parole, car elle a également une place importante dans ma façon de pratiquer. En s’alliant au geste manuel qui sensorialise la peau et introduit de la conscience dans la chair, les caresses soniques qu’informe le verbe parlé commencent à sculpter et redessiner les territoires du corps.
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Puis Le guidage de l’attention sur ce qui s’y donne chemin faisant, amène à la conscience des sensations, des perceptions qui alimentent le rapport de la personne à elle-même.
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Ces nouvelles informations ouvrent à d’autres vécus émanant de son corps et de son for intime apportant de la nouveauté de la diversité et des nuances là où dominaient les douleurs et la peur., elles créent également une motivation immanente, une motivation en soi, et en soi qui peut parfois être un palliatif fondamental (paradoxal) devant par ex leur légitime désespoir et leur vie déprimante lorsqu’ils sont déboutés du droit d’asile et que tout espoir s’effondre, ce que ni médicament ni psychothérapie n’endigue. Alors Ce havre cultivé et retrouvé de séance en séance est un répit et où retrouver la saveur du vivant en soi.
Mais Le levier pédagogique sollicite la parole du patient dans les entretiens qui suivent les séances. Il est très intéressant quand la langue nous le permet, de déployer l’expérience perceptive vécue sur la table.
Trouver les mots pour dire cette toute autre expérience du corps éloignée des sensations et des perceptions ordinaires, et qui se situe en deçà ou au-delà du langage dans une langue étrangère n’est pas évident. Aussi cet aspect du travail pourtant très intéressant est limité par le risque de confronter le patient en lui demandant ce qu’il ne peut pas dire. Je ne me sentirais pas à ma place si j’insistais.
Les effets de ces séances améliorent également la santé de ces patients : Conjointement à l’expérience perceptive de soi et à ses effets psychiques ce toucher a aussi un effet sur la régulation des grands systèmes perturbés par le stress chronique , L’hypervigilance et l’anxiété sont apaisées par la diminution de la sur-sollicitation du système neurovégétatif. Les effets du stress chronique et de ses neuromédiateurs adrénaline et cortisol, qui favorisent le développement de pathologie aux conséquences délétères comme l’hypertension artérielle et le diabète non insulinodépendant, sont modulées et atténuées.
Pour synthétiser je peux dire que le patient traité se sent mieux dans les deux sens : se sentir mieux pour mieux se sentir. La conjonction des trois niveaux ciblés par cette pratique : l’effet physique et physiologique allié au vécu expérientiel de la séance procure davantage qu’une détente physique, il procure le sentiment de réhabiter son corps, le sentiment d’une globalité unifiante, signifiante, toute chose qui leur permet de se déprendre de leur état de victime psycho traumatisées.
Ce ne sont pas des évaluations quantifiables mais le reflet de mon expérience.
Depuis que je traite des patients à primo Levi j’ai pu constater également plus d’allant et de vitalité, une diminution des cauchemars, une meilleure qualité d’attention avec moins de reviviscences ce qui a permis à certains de retravailler, de faire une formation. Et chez certain des hallucinations envahissantes que des doses massives de neuroleptiques calmaient partiellement se sont estompées.
Autre intérêt de cette pratique elle nécessite peu de moyens matériels juste des moyens humains comme la présence l’attention, l’intention, elle permet une diminution de la prescription des psychotropes et des antalgiques. À l’heure actuelle où les restrictions d’accès aux soins se majorent (l’aide médicale d’état prend en charge de moins en moins de médicaments) se majorent où les dons de médicaments se raréfient, la nécessité de soigner et la possibilité d’être soignant sont toujours possibles.
Mais ça n’est pas la panacée universelle, elle n’est pas applicable à tous les patients. Pour certains le fait de ressentir moindrement leur corps est très angoissant.
Une séance comme on l’aura compris, peut aussi remettre en mouvement des affects pénibles comme je l’ai déjà dit :
Je reçois depuis quelques semaines une jeune femme. Elle présente maintes manifestations neurovégétatives gorge serrée, difficulté à respirer, palpitations… elle est tout le temps au bord des larmes et se dit une mère très stressée. Rapidement elle atteste d’un lien de confiance envers moi sur lequel dit-elle, elle peut se reposer. Je lui présente mon travail manuel et lui demande si elle souhaiterait essayer. Elle répond sans hésitation par l’affirmative. Questions d’usage concernant la possibilité d’être allongée, touchée, de fermer les yeux, aucune restriction.
Le jour de la première séance je décide d’employer un toucher très léger. Au premier contact avec son corps je sens immédiatement une enveloppe dure résistante ubiquitaire. Moins d’une minute après, cette enveloppe résistante commence à céder sous mon toucher me donnant accès à une mouvance douce, son corps se détend. Immédiatement et paradoxalement son malaise monte je lui demande d’ouvrir les yeux, de s’assoir, de grosses larmes roulent sur ses joues alors qu’elle répète on ne peut pas me toucher immédiatement je revois exactement ce que cet homme m’a fait.
Ce n’est pas ce qu’elle pensait avant la séance. Je stoppe la séance et lui explique que cette enveloppe tendue est une protection. Mais c’est également elle qui produit tous ces symptômes gênants. Et alors que son corps aspire à lâcher cette tension coûteuse pour accéder à un état de détente, elle n’est pas prête car plus rien ne la protège d’un danger éventuel. À ma surprise, et malgré l’émotion douloureuse qu’elle revit, elle saisit ce que je lui dis et acquiesce au milieu de ses larmes: ‘oui c’est ça’, cela corrobore son vécu et y met des mots.
Elle était à la fois bouleversée et en train d’apprendre quelque chose d’elle. L’un n’empêchant pas l’autre. Les émotions bouleversantes sur tables ne produisent pas de ravage pourvu qu’on les accompagne. Je lui explique que cette séance court-circuitée n’est pas un échec, elle nous a appris quelque chose : Que sa volonté ou son désir que ses symptômes disparaissent ne sont pas forcément en adéquation avec là où elle en est.
Actuellement cette défense est à respecter, car c’est le meilleur compromis que l’intelligence de son corps lui offre.
Le fait de faire quelque chose de ce qui s’est vécu sur la table, encore une fois de ne pas être passive mais d’en tirer du sens de comprendre et d’apprendre pour soi de son corps lui a permis de s’apaiser.
En effet chez certains patients l’accès à la profondeur fait effraction et est une intrusion intolérable, il est alors préférable de se cantonner à redonner des contours à resensorialiser la peau. Parfois le projet de traitement doit savoir attendre des mois. D’ici là garder en tête cette perspective colore la prise en charge médicale de la tonalité du sensible.
Enfin je voudrais parler de ce dernier patient que j’ai très peu suivi mais qui illustre la puissance thérapeutique d’une parole articulée, émanant de l’expérience perceptive du corps sensible, dans l’immédiateté du vécu partagé entre le thérapeute et le patient. Alliée à la détente corporelle et psychique à la présence à soi et à la conscience de soi corporéïsée cette parole du Sensible peut avoir l’effet d’un évènement psychique signifiant.
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Cet homme a passé des années en prison et y a subi de multiples tortures. Au centre il a effectué une psycho thérapie hebdomadaire pendant des années il était également pris en charge par un médecin. Le Psychologue a pris sa retraite et le patient a continué de bénéficier des prescriptions médicales que le médecin lui faisait parvenir.
À la retraite de ce dernier je le vois pour la première fois mais avec l’interprète qui l’a accompagné durant six ans pendant ses rendez-vous avec le psychologue, suivi pendant lequel ce patient était très peu disert. Il a pris rendez-vous après deux ans d’absence pour me demander un document. Je lui propose de trouver un médecin dans sa ville.
Après quelques instants sa posture très repliée la tête baissée recroquevillée celle qu’il avait en prison, sa maigreur, il mange et boit à peine, ses réponses à peine prononcées avec une voix monocorde très distante, l’absence de contact visuel, d’autant que je suis une femme me précise l’interprète, (d’ailleurs il ne supporte pas la proximité et les contacts me dit-elle) me font changer d’avis.
Je lui propose de revenir se faire soigner ici. Il accepte. Son symptôme physique majeur est une douleur lombaire basse sans corrélation avec les images radiologiques mineures. Sans plus attendre je lui prescris un traitement antidépresseur propranolol et somnifére. Au moment de fixer un prochain rendez-vous au comptoir de l’accueil je m’approche et lui demande, lui qui ne se supporte la proximité ni de sa femme ni de ses enfants, s’il accepterait que son corps soit touché comme ceci. Joignant le geste à la parole je pose ma main sur son épaule et interroge son corps et instantanément et en même temps que son hochement de tête, me répondent par l’affirmative.
La séance suivante, une semaine ou deux plus tard, je procède à la première séance. Et précise à l’interprète que je souhaite qu’elle traduise mot à mot au plus près de leur sens même si par moment cela peut sembler curieux. Tout au long de la séance je reste très à l’écoute de la moindre de ses réactions. Il peut s’allonger et garder les yeux fermés.
Ma première prise révèle que sa charnière lombo-sacrée est bloquée à outrance. Je me tais et poursuis. Mes prises se succèdent. Sa matière s’amadoue devient malléable, une présence s’en dégage de plus en plus nette. La vitalité qui se révèle dans son corps à la réponse aux points d’appui que je fais m’impressionne par une intensité imprédictible vu son état d’effondrement. J’ouvre les yeux de temps en temps et constate qu’il est paisible yeux clos détendu. Je nomme ces modifications ces évolutions.
Finalement je reviens à la prise initiale mais sur les pectoraux et déroule les fascias. Au niveau de la charnière lombo-sacrée c’est devenu différent du début. Les mots me viennent. Vous voyez que ça a changé. Il acquiesce en moins d’une demi-seconde ce qui montre la façon dont il est concerné et impliqué. ‘tout à l’heure c’était complètement verrouillé dans votre dos, maintenant c’est fermé’. Quand une porte est fermée on ne peut pas sortir. Lorsqu’elle est fermée on peut l’ouvrir’. Et je fais le geste d’ouvrir une porte. De nouveau il dit oui sans délai.
Deux semaines plus tard, nouveau rendez-vous. Les douleurs de dos persistent son attitude est inchangée.
Cependant j’ai l’impression qu’il comprend ce que je dis et en fais la remarque. Sa réponse surprend l’interprète ‘oui avant je pouvais parler plusieurs langues mais à cause des coups j’ai perdu les mots’ c’est la première fois qu’il fait allusion aux tortures depuis qu’elle le connait. Il ne souhaite pas de nouvelle séance, car c’est Ramadan. La rencontre suivante prend des mois. Ramadan absence du Dr, voyageant à l’étranger.
Lorsqu’il revient, il est transformé. Droit envisageant son interlocuteur avec une voix modulée, une mimique expressive une gestuelle riche et délicate. Les douleurs qu’il mentionne ne se situent plus en bas du dos alors qu’elles étaient demeurées immuables depuis sa sortie de prison, elles sont en haut du dos et il souhaite un appareil pour s’étirer. Je lui propose de la kiné et lui demande s’il accepte, que je précise qu’il a subi des sévices. Il répond de manière tonique vous pouvez écrire torture, je veux qu’on le dise, je n’ai plus honte.
Je suis stupéfaite. Je demande si sa femme enceinte la dernière fois que nous nous étions vus a accouchée. Oui. C’est une fille la cinquième. Elle se prénomme Sidra. Je lui dis qu’il semble bien mieux. Un enfant c’est toujours de la joie
Enfin je reparle de la séance d’il y a des mois. Il s’en souvient et parle de l’ouverture qu’il avait senti en montrant son thorax. Il accepte volontiers un rendez-vous pour une nouvelle séance. Enfin je demande le sens de Sidra. Avec un large sourire il me dit la porte du paradis. (C’est le seuil entre le tangible le contingent et l’invisible lieu de la perfection)
Cette histoire de portes qui scandent des temporalités psychiques (de l’enfer au paradis) montre à quel point toucher de manière consciente dans le Sensible le corps de ces personnes victimes de violences extrêmes peut être essentiel.
Ce toucher l’a remis en contact avec son corps, il a pu se ressentir, s’éprouver. Et le retour en lui d’une mouvance vivante, là où tout était figé lui a permis tel un Bel au bois dormant d’ouvrir la porte de la geôle verrouillée derrière laquelle il était reclus depuis des années, dans l’attente insue d’une main secourable, d’un nebenmensch.
Et aussi que les personnes qui ont subi des tortures et violences extrêmes contrairement à d’autres patients qui ont vécu de sévères traumatismes infantiles sont bien souvent des personnes qui vont bien.