Agnès Afnaïm
26 novembre 2014
ACAT ( # 327 | 45 )
Créé en 1995 par plusieurs associations dont l’ACAT, le Centre Primo Levi accueille et soigne les victimes de tortures et de violences politiques réfugiées en France, en mettant l’accent sur la pluridisciplinarité, la formation et la sensibilisation. À l’occasion de ce 40e anniversaire, l’ACAT tenait à rendre hommage au travail fondamental accompli par Primo Levi en donnant la parole au Dr Agnès Afnaïm, médecin généraliste et somato-psychopédagogue qui, depuis sept ans, écoute inlassablement le cri silencieux des corps meurtris des survivants de la torture.
Réparer et dénoncer
Quand j’étais petite et que j’allais sur les marchés, je signais les pétitions d’Amnesty, j’entendais parler de l’ACAT aussi. C’était quelque chose qui me touchait beaucoup mais qui me paraissait inatteignable personnellement. Des années plus tard, alors que j’étais médecin, je reçois un coup de fil d’un psychologue que je connaissais, qui travaillait à l’association Primo Levi et qui me demande de venir rejoindre l’équipe de soins. J’ai raccroché, je n’ai pas répondu.
Puis il a insisté.
Il a tellement insisté que je me suis retrouvée ici. Ce n’est pas non plus complètement par hasard parce que j’ai une histoire familiale autour de la Shoah qui a profondément marqué quelque chose de la transmission qui m’était échue et que je porte en moi, psychiquement, dans ma façon de réagir au monde et, notamment, eu égard aux violences et mauvais traitements faits à des personnes humaines.
Du coup, après un détour, finalement, je me retrouve à une place que j’estime être la mienne, auprès de ces personnes victimes de torture et de violences politiques.
Mon engagement premier est celui d’une clinicienne. Si j’ai décidé d’être médecin, c’est aussi pour réparer quelque chose, une histoire plus que personnelle, familiale aussi. Mais en tant que clinicienne, on ne peut pas juste se borner à cette limite-là. Cela s’élargit et englobe une dimension militante de plaidoyer, de reconnaissance. On ne peut pas escompter soigner ces personnes si, en même temps, on ne dénonce pas. C’est donc coextensif. Et les deux se font dans le même mouvement.
Aider chacun à retrouver sa part du vivant
La torture, c’est la maladie la plus inhumaine : celle infligée par l’homme. Cela revêt donc quelque chose de particulier parce que je suis une personne humaine, qui me tient devant la victime. Je suis donc dépositaire de remettre de l’humanité. Et ce n’est pas comme ça que l’on va soigner une rhinopharyngite, une entorse de la cheville, ou même un cancer.
Travailler avec les victimes de violences politiques et de torture nécessite de reconfigurer l’acte du soin, de le repenser, de l’imaginer, d’aller chercher d’autres modalités de soin. Au centre Primo Levi, on travaille en équipes pluridisciplinaires et, qui plus est, avec des psychanalystes qui sont l’orientation, la dominante de ce centre. La chose prééminente ici, c’est le respect de la personne, sa prise en compte et sa reconnaissance qui est, à mon avis, fondamentale pour tout acte thérapeutique.
J’ai appris un nouveau métier de thérapeute manuelle, somato-psychopédagogue, parce que je trouvais que c’était un type de soins qui était le contre-pied du bourreau, dans le respect, dans l’attention, dans l’écoute de la demande silencieuse du corps de ces personnes qui ont été tellement déniées, déshumanisées.
J’ai une dimension spirituelle qui me porte, que je retrouve aussi dans cette pratique du soin en thérapie manuelle, parce que c’est une façon de recontacter le vivant dans la personne et de le remettre en mouvement. Le vivant, on peut le décliner et lui donner les noms et les acceptions que chacun veut, mais c’est quelque chose d’extrêmement fondamental, fort et beau. Et de ramener cela dans la personne, de refaire revivre en elles cette expérience de la beauté du vivant, c’est magnifique.
Alors, évidemment, si leur situation est catastrophique, cela ne dure pas, cela se réeffondre et il faut remettre ça en permanence. Mais moi, c’est quelque chose qui me soutient. Et puis, ces personnes-là sont des personnes exceptionnelles. Ce n’est pas tout un chacun qui survit à la torture. Chez elles, cette part du vivant est très forte pour avoir survécu physiquement, biologiquement et avoir réussi à faire ce parcours.
Il y a autre chose qui me soutient : le fait que 100 % de ces personnes ont rencontré au moins une personne humaine, quel que soit le contexte du pays, qui les a aidées, ne serait-ce que pour arriver jusqu’ici. Et, souvent, ce sont des geôliers. Ça, c’est mon espoir.
Quand le traumatisme laisse place à une renaissance
Le lien que l’on a avec ces patients est très particulier, très fort. Il est très important pour eux, mais pour nous aussi. J’ai l’impression de les porter avec moi, que ce lien me nourrit aussi.
Quand on voit des patients qui arrivent, qui sont complètement dans l’emprise des scènes de torture passées, qui sont comme obnubilés ou hallucinés par ce vécu, et puis que l’accompagnement pluridisciplinaire avec la juriste, les assistants sociaux, le psychologue, le médecin, fait que cette même personne, trois ans après, quand elle a obtenu le statut, fait une formation, a un métier, un CDI, qu’elle rencontre quelqu’un, qu’elle demande la nationalité française, qu’elle parle français, c’est profondément touchant de voir ce cheminement- là.
Je vais vous donner l’exemple d’un jeune homme afghan né en 1982. Dès qu’il a vu le jour, il était sous les bombardements russes à Kaboul. Sa vie a commencé comme ça. Donc, des traumatismes, des morts, des déchirements… L’horreur, il l’a vue à tous les coins de sa vie.
Le parcours qu’il a effectué pour venir d’Afghanistan jusqu’ici a duré deux années. Il a été emprisonné dans toutes les prisons qui se sont trouvées sur son chemin. À chaque fois, il était ramené dans le pays précédent. Et, au bout de deux ans, il est arrivé ici, dans un état… Il avait perdu même la possibilité de faire confiance à un autre humain. Il était inabordable, il était intouchable. Et puis, il avait des réactions très vives, presque agressives quand on le rencontrait. En même temps, il avait une soif de liens, de relations humaines…
Initialement, il a eu des traitements médicaux lourds pour apaiser tout ça, parce qu’il était même ingérable dans les institutions où il était. Aujourd’hui, cet homme a fait une formation à l’AFPA (Association professionnelle pour la formation des adultes). Il a été premier de sa formation alors qu’il parlait très mal le français. Il travaille dans le bâtiment, il fait un métier très difficile, mais il dit : « Je construis des ponts pour la France ». Il en est très fier. Il subvient aux besoins de sa famille, il parle français, il est stable. Il envisage de faire venir ses enfants pour qu’eux aussi bénéficient de ce que ce pays peut leur apporter, mais avant qu’il puisse lui-même le penser, il a fallu qu’il fasse lui-même tout ce chemin-là.
Je suis vraiment très touchée de voir ce qu’il est devenu. C’est ce qu’il était profondément, mais ce que les effets de la torture ne permettaient absolument plus de percevoir. On reçoit des gens qui sont comme des hallucinés perdus, en exil d’eux-mêmes. Et puis, finalement, quand ils peuvent ressortir de tout cela, on voit la personne qu’ils étaient. Par contraste, c’est énorme. On découvre une nouvelle personne en eux.
Les interprètes participent aussi à cela. Un bon interprète, c’est quelqu’un qui participe aux soins. C’est quelque chose qui se fait à trois. Et c’est beau. Parce que à trois, on reforme un début de communauté humaine.
Mobiliser le corps médical et l’opinion publique
La majorité des personnes victimes de torture présentes sur le sol français a accès à des médecins qui ne savent pas ce que c’est, qui n’ont pas les moyens de le reconnaître, qui ne sont pas forcément disposés à faire face à une personne victime de torture, parce que rien que le mot fait peur. Le défi, c’est justement d’aller informer, d’aller transmettre quelque chose à mon niveau à des collègues médecins pour qu’ils sachent que l’on existe, mais aussi pour qu’ils sachent reconnaître ces patients derrière des symptômes extrêmement ordinaires comme des troubles du sommeil, des maux de tête, des angoisses, des palpitations.
Il s’agit aussi de les motiver parce qu’actuellement, en médecine générale en ville, il y a une pression telle qu’on est peu disponible pour prendre tout le temps nécessaire pour recevoir ces personnes et que l’on peut passer à côté. Il est très rare que la personne le dise à la première consultation ; c’est donc au médecin de pouvoir le sentir, le décrypter.
Faire entendre la voix des victimes
Plus globalement, le plaidoyer est quelque chose de très important. C’est peut-être utopique, mais j’aimerais qu’il soit moins évident de dire que ces personnes mentent ou que leur témoignage n’a pas de matérialité. C’est justement parce qu’elles ont de tels troubles des fonctions cognitives qu’elles ne peuvent plus présenter de récit cohérent. C’est une preuve même du fait qu’elles ont vécu la torture. La vérité du juriste n’est pas la vérité du psychologue ni celle du médecin. Former des gens qui siègent à la CNDA, les juges, cela fait partie aussi de notre aspiration.
L’autre aspect du défi est d’informer le public le plus large possible.
On a aussi besoin que des gens contribuent parce que nous avons de moins en moins de subsides de l’État et de l’Europe et que nous comptons vraiment sur des fonds associatifs et privés. Pour l’instant, c’est dans des centres de soins spécifiques que ces personnes peuvent être correctement prises en charge car sans pluridisciplinarité, c’est très complexe. La juriste est une clinicienne, les assistants sociaux aussi. Obtenir le statut, cela change des choses dans le corps des personnes ! Je le sens sous mes mains en les traitant ; il y a des choses qui peuvent changer au sein même de leurs cellules. C’est aussi pour ça qu’ici, on est tous des cliniciens.
Se battre contre cette tache aveugle de l’humanité
C’est formidable que des personnes humaines, des chrétiens en l’occurrence, se mobilisent autour de cette question de la torture, qui est la tache aveugle de l’humanité.
Qu’il y ait des gens dans tous les pays du monde qui se mobilisent pour cela, qui continuent de penser que c’est inadmissible, qui participent à des réunions, qui donnent de leur temps, des cotisations, pour moi, c’est très, très important. Parce qu’autant moi je suis concernée dans ma vie professionnelle, autant ces personnes, ne le sont pas. Et qu’elles le fassent également, pour moi, c’est très important.
Je pense que c’est un maillage et que nous faisons tous partie de ce même réseau. Que cela continue, qu’il y ait encore des personnes nouvelles, des jeunes qui continuent d’être concernés et de s’engager, c’est très important.
Dr Agnès Afnaïm